Interview

Sameer Ahmad

par Aurélien, le 15 juillet 2020

On pensait déjà tout savoir de Sameer Ahmad : qu’il est un rappeur talentueux, qu'il est un consommateur compulsif de cinéma, et qu’il laisse à chaque passage de très beaux os à ronger. Ce qu’on ne savait pas par contre, c’est que le bonhomme est un fieffé moulin à paroles, un mec généreux qui refuse le compromis, et doté d’une vision unique sur ses plateformes de prédilection, qu’elles s’expriment en mesures ou en pellicules.

Quand on prend contact avec lui, quelques jours seulement après la fin du confinement, il est dans une forme olympique, solaire comme on l’imagine. La preuve : il met K.O. les piles de notre enregistreur qui nous lâcheront après une heure et quarante-cinq minutes d’un puzzle de mots et de pensées qu’on prendra plusieurs semaines à retranscrire. Un véritable casse-tête nécessaire pour rendre justice à une personnalité hors normes, qui nous offre un regard sans concessions sur son genre de prédilection, mais parle également de son goût pour la flatterie, évoque l’émission Strip Tease et donne son avis sur la musique au beau pays de Jacques Mesrine. Morceaux choisis.

GMD : on est aujourd’hui le 15 mai, jour de la sortie du volume 2 d’Un Amour Suprême, presque trois ans après la parution du premier. Comment te sens-tu ?

Sameer Ahmad : aucune pression, sinon celle que j’ai à l’épaule à cause d’une sale hernie ! (rires) Plus sérieusement, j’ai bien conscience que l’impact que j’ai est minime, et du coup ça me laisse le loisir de faire les choses comme je le sens, de ne jamais me positionner en fonction des retours. En fait avec Arnaud (du label Bad Cop Bad Cop, ndlr) et ceux avec qui j’écris mes albums, on sait déjà à peu près ce qu’on va proposer. Et quand on finit par le sortir enfin, on sait que de la pochette d’Hector de la Vallée jusqu’aux prods de Pumashan, on est très contents du truc. C’est l’avantage d’avoir un impact limité, on le fait vraiment pour la beauté du geste. Uniquement parce qu’on aime ça.

GMD : un peu comme un hobby finalement ?

Sameer Ahmad : une passion plutôt qu’un hobby. En fait, la musique ce n’est pas ma seule passion, et suivant les périodes je vais parfois m’investir dans une passion plutôt que dans une autre : le skateboard, la photographie, etc. J’écris pour les autres aussi, notamment pour des auteurs de BD. En fait, je touche à plein de choses c’est juste que pour ce qui est de la musique ça se voit plus, vu que ça se partage sur les réseaux sociaux ! Mais à mon échelle je cumule toutes ces passions et aucune ne prend réellement le pas sur une autre. J’aime tout ce que je fais.

GMD : des disques aussi rêches et concis que les deux volumes d'Un Amour Suprême, ça s’écrit en combien de temps ?

Sameer Ahmad : en deux mois. J’ai voulu l’enregistrer dans un laps de temps très court pour avoir toujours la même couleur tout le long du disque. Ce qui est long pour moi, c’est de trouver la bonne intention, l’humeur qui transforme un morceau. Faire des morceaux tu peux en faire tous les jours, tout le temps, ça ne fera jamais pour autant un bon titre ou un bon album. C’est même plus de la recherche en fait, c’est davantage de l’ordre du ressenti. La bonne émotion au bon moment. Tu laisses la porte ouverte du studio ouverte à Dieu, et quelque chose se produit.

GMD : on retrouve sur chacun de tes disques une liste de collaborateurs assez régulier qu’on ne trouve crédités sur aucun autre disque. Comment est-ce que tu choisis avec qui tu collabores, et surtout comment sélectionnes-tu les prods sur lesquelles tu poses ?

Sameer Ahmad : je n’arrive pas à écrire avec un pack de prods. Je n’arrive pas à ressentir le truc. Juste écrire je trouve ça désincarné, j’ai besoin de voir se construire le morceau, de mettre les bons filtres, de choisir les bons samples. J’aime bien ça. Et donc tout ce que je fais passe par mon entourage proche : Pumashan avec qui j’ai produit une large partie d’Apaches et ce volume d’Un Amour Suprême, c’est mon voisin. Nabil qui a produit "Siwak" c’est un voisin aussi mais dans une autre résidence. Skeez’Up c’est un pote de Nancy avec qui j’échange beaucoup par internet, et celui qui nous clippe bah c’est mon voisin du dessous ! C’est pour ça qu’on a pu se permettre de clipper "Meche Courte I" en pleine période de confinement. (rires) Comme on est tous dans la même résidence on s’en foutait !

Mon studio c’est mon appartement, et on ne dépend que de ça. On se donne une direction musicale, une intention, et on commence un jeu de construction. Concernant le volume 2 d’Un Amour Suprême avec Pumashan on a commencé à jouer sur des bouts de samples par exemple, puis j’ai commencé à écrire. Puis on a changé le BPM, tâtonné à la recherche d’un swing, et une fois qu’on a le truc tout va très vite après. Mais on construit tout en même temps, ensemble. J’essaie de lui donner des couleurs et lui essaie de me trouver des idées.

GMD : un peu moins d'un an séparent Apaches du second volume d'Un Amour Suprême, là où jusqu'alors il te fallait entre deux à trois ans entre chaque disque. C'est le signe que tu te sens plus inspiré aujourd’hui ?

Sameer Ahmad : non, pas vraiment. (il marque un arrêt) En fait je pense même que je suis plutôt sur une fin. Attention j’aime toujours ce que je fais, hein ! J’en fais et j’en ferais probablement toujours, mais peut-être que dans le futur c’est moins un truc que j’aimerais partager comme je le fais aujourd’hui. J’ai jamais voulu rentrer dans la "famille" du rap français dans le fond. A vingt ans, t’aimerais bien gagner ta vie en faisant ça, puis passé tes vingt-cinq ans tu comprends vite que c’est ridicule. Et donc au final, j’ai fait ce que j’avais à faire, sans en faire partie. Il y a peut-être une question de compatibilité aussi, mais dans le fond appartenir à ça c’était pas un truc vital pour moi.

GMD : c’est peut-être aussi incompatible avec la vie de famille et ta vie professionnelle non ? Je crois savoir que tu travailles à côté.

Sameer Ahmad : je travaille dans l’éducation effectivement. Non, pour ce qui est du temps on finit toujours par le trouver. La musique, c’est pas comme le sport disons ! Le mec qui a beaucoup d’inspiration, s’il veut faire de la musique aujourd’hui ça se fait super facilement. En 2020, t’as plus d’excuses à ce niveau. Faut simplement que t’aie un truc, et ça par contre ça ne se trouve pas : tu l’as ou tu l’as pas ! Tu vas le chercher, et c’est comme l’appétit, ça vient en mangeant. Non, et puis dans le fond, j’ai fini aussi par comprendre que la France, c’était un tout petit pays. Et pas forcément un pays de musique.

GMD : par musique tu entends le rap ?

Sameer Ahmad : non, vraiment la musique dans sa globalité. Pour moi chaque pays, chaque culture, chaque peuple a ses qualités. En France, la gastronomie c’est extraordinaire. C’est un pays du goût, des vignobles. Tout simplement parce que c’est un pays de paysans en fait ! Les gens des villes ont tous un ancêtre paysan, on est des gens de la terre, et c’est très ancré dans notre ADN. Un pays littéraire aussi ! Par contre la France ce n’est pas un pays de musique, plutôt un pays… De musette, en fait. Elle "accompagne", mais ce n’est pas une industrie du grand divertissement.

Ceux qui savent faire du divertissement ce sont les Etats Unis. Les anglo-saxons également ont une culture du divertissement qui vient de la pop. La pop culture, ça n’existe pas en France. Quand on parle de pop urbaine ici, ça ne veut rien dire : la pop reste un concept typiquement britannique. Du coup, j’ai appris à me positionner dans un pays qui n’a pas du tout ça en lui. A un moment il faut juste le comprendre, et arrêter de se plaindre qu’on ne te comprend pas, ou que tu es élitiste. T’es juste pas dans le bon pays pour cette proposition-là.

GMD : Un Amour Suprême, ça renvoie à John Coltrane et à son immense A Love Supreme paru en 1965, mais on retrouve sur ces deux volumes cette rigueur et cette absence de concession propre à tes albums. Qu’est-ce qui distingue un projet comme Un Amour Suprême d’un disque de Sameer Ahmad dans le fond ?

Sameer Ahmad : la démarche ! Dans un disque de Sameer Ahmad, j’explore beaucoup de choses, c’est très pluriforme, et je prends du temps à construire ça. Sur Un Amour Suprême, j’ai UNE idée, UNE teinte, UNE couleur, et je vais la décliner au maximum. C’est presque un seul morceau qu’on décline dans le fond avec le même grain, la même identité. Y a pas de refrains, d’instrus longues. C’est presque comme du jazz mais dans l’esprit ! C’est très raide, très épuré. C’est une idée que tu développes, avec des textes écrits très vites avec la musique, rappés en one shot. Comme un solo de saxo ou de trompette quoi ! Et s’il y a des erreurs, tant pis : tu le prends tel quel et tu le mixes avec les erreurs que ça a aussi. J’aime bien ce truc-là. Ces disques qui captent l’instant !

GMD : d’où le côté jazz plus revendiqué ?

Sameer Ahmad : voilà c’est dans l’esprit de quelqu’un comme Coltrane. Dès que c’est populaire, dans le sens populo, c’est pas bon pour moi. Il faut que j’aille autre part. Dans Un Amour Suprême, les personnages de Javontae et Ezekiel que j’incarne, ce sont des jeunes de vingt ans qui sont censés être représentés, et je puise vachement là-dedans. Je voulais écouter des morceaux comme quand moi j’avais vingt piges, que j’écoutais un freestyle de Big L. C’était juste un couplet comme ça sur une instru raide, mal enregistrée, et ça me procurait énormément de choses ! Et c’est cette émotion là que je voulais qu’on retrouve sur Un Amour Suprême.

Pour moi la vraie force d’un artiste, c’est sa capacité à capter son air du temps à lui, son moment ! Je parlais récemment avec Narjès (Bahhar, journaliste pour le compte de Mouv et Deezer, ndlr) et elle me demandait pourquoi j’aimais autant A Silent Way de Miles Davis. C’est parce que c’est le présent, il est entre l’instinct et l’expérience cet album. Il est entre l’orthodoxie de Blue Train et l’avant-gardisme de Bitches Brew. C’est vraiment un trait d’union de ouf, il a chopé l’instant, ce petit truc, et c’est extraordinaire ! Et c’est ça que je voulais chopper, à mon échelle sur les deux volumes d’Un Amour Suprême.

GMD : tu trouves que le rap en tant que discipline c’est mort aujourd’hui ?

Sameer Ahmad : non, aux USA je continue encore de trouver ça. Regarde, TDE ils ont lâché des freestyles de Reason et Ab-Soul récemment que je trouve très très cool. Je dirais pas que c’est traditionnel pourtant, juste… (il cherche ses mots) C’est épuré, voilà ! Epuré de tout ce qui est époque ou style. C’est tout nu ! C’est unorthodox. Et c’est un truc que j’ai compris y a peut-être cinq ou six ans : je pensais être fan de rap, mais pas du tout en fait. Si c’est de chercher ce qui vient de sortir chaque vendredi en rap français, moi ça ne va pas me parler ! Je préfère prendre des disques de gens qui ont écrit cette musique quand je n’étais pas encore né. (rires). Des mecs comme Hendrix, les Kinks, le reggae aussi, Bob Marley bien sûr mais aussi Black Uhuru, The Congos... Et en fait, plus qu’un genre c’est une intention que je recherche. Et ça, j’arrive à le trouver aussi bien chez les Congos que chez Smif-N-Wessun, chez Robert Johnson ou les Pink Floyd.

Au final ce que j’écoute est transversal, je n’arrive pas à écouter "le rap" en colonne. Je trouve ça triste, même ! Et les gens s’en vantent ! On aimerait te faire croire que c’est varié, mais c’est fermé, ils ne s’intéressent à rien d’autre que les sorties du vendredi pour poser LEUR avis de fan de rap français. Et ça j’ai refusé d’en faire partie. C’est ça que je traduis quand je dis "je suis celui qui a dit non comme Motumbo" sur "Mèche Courte III". Je ne veux absolument pas vivre de ça, c’est d’une tristesse. Ils font tous semblant et c’est des images tristes vues du dessus.

GMD : tu penses que c’est un problème d’ordre créatif ?

Sameer Ahmad : non, c’est plutôt dans la façon de consommer la musique. D’un côté, il y a ceux qui en écoutent pour faire partie du "groupe", vu que c’est la musique la plus écoutée de France ; de l’autre il y a les vieux beaux de quarante ans qui ont tellement peur d’être has been qu’ils vont s’enjailler sur des trucs qu’ils n’écoutent pas vraiment. Je ne veux surtout pas faire partie de ce monde. Personnellement j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer des gens qui ont cru faire partie de cette image, et ça les a abimés. Faut pas oublier que la France c’est un petit pays, rien que le Texas c’est plus grand que la France. Ici, tout le monde se marche dessus ! Pour moi c’est nécessaire de faire un pas de côté pour s’en rendre compte, comprendre, et s’en détacher.

Je me rappelle de 2010 à 2015 pour moi c’était une période où je me prenais des gifles tout le temps : les premières mixtapes de Stalley, du rooster TDE, le retour de Curren$y, les albums de Smoke DZA… C’était fou ! Et du coup je m’étais remis à écouter ce qui se faisait en trucs français, Alpha Wann, Isha un peu plus tard. Je trouvais ça intéressant ! Puis c’est vite retombé. C’est tellement petit et la variet’ reprend toujours le dessus au final. On repart vite dans du Bezu 2.0, la queue leu leu. Y a toujours des exceptions bien sûr, mais au final on trouve très peu de grands talents. Pour moi dans le fond, le rap français c’est une chimère, un truc inventé par Jack Lang. On fait ça pour rigoler, c’est rien de plus qu’une partie de basket le dimanche sur un playground pourri, où tu t’amuses à être Michael Jordan ou Scottie Pippen !

GMD : tu t’amuses à imiter ce qui est déjà fait quoi.

Sameer Ahmad : tu t’amuses voilà ! Tu fais semblant. Moi-même je n’ai pas honte de reconnaitre que je suis plus près d’André Manoukian que de Robert Johnson ! (rires) Le problème, c’est qu’avec internet, on a mis en image ce truc un peu triste, et on ne se rend pas compte que rétrospectivement, il y a finalement peu de gens qui ont réussi à marquer durablement l’histoire. Prends un mec comme Q-Tip par exemple, il a tout ! Il a transformé le rap avec A Tribe Called Quest, influencé Dr Dre avec The Low End Theory dans sa façon de pousser les basses à fond, influencé Mobb Deep pour la création de The Infamous en leur trouvant le grain qu’ils utiliseront tout le long de leur carrière. Il était là pour Illmatic de Nas aussi. Il était là pour Reasonnable Doubt de Jay-Z, vu qu’il le cite plusieurs fois. Il a découvert J Dilla, qui a produit son album Amplified ! C’est lui qui a ramené Busta Rhymes sur le devant de la scène, c’est lui qui a produit le dernier album de Danny Brown, il est sur l’album de Roc Marciano... Il est partout ! C’est extraordinaire ce qu’il a pu faire !

GMD : c’est vrai que c’est au final compliqué de retenir une personnalité qui a marqué aussi durablement le genre sur plusieurs décennies en France ou en territoire francophone.

Sameer Ahmad : à part DJ Mehdi, et encore, t’iras jamais dire d’un producteur ou d’un rappeur français qu’il a révolutionné le rap. Personne. Au mieux ce sera un mec qui recopie ce qui se fait, mais sans identité. Mais ça aussi c’est la culture du terroir ! Un exemple tout bête : Elvis Presley fait une tournée en Angleterre. Eric Clapton, Syd Barrett, Brian Jones vont le voir. Ils vont se dire "ouah, il est fort, ça m’impressionne, mais d’où viennent ses sources ?" OK, Robert Johnson, OK Muddy Waters, OK Chuck Berry. Voilà, on va reprendre au départ de ce qu’est Elvis, sa base, sa nudité. Et on réapprend pour créer notre culture, et la faire évoluer. Pour ça que c’est des Queen sont différents de Pink Floyd, qui eux-mêmes sont différents de Led Zep, qui à leur tour n’auront rien à voir avec les Beatles. Qui eux-mêmes révéleront découvriront plus tard Jimi Hendrix, les Kinks… Tout est complètement fou, il y en a trop, mais au final, tous reviennent à cette base pour se l’approprier ensuite.

GMD : et tous ces gens ont apporté un truc au moment de faire de la musique à leur tour.

Sameer Ahmad : voilà ! Alors qu’en France, Elvis Presley cartonne, et on a dit qu’on allait refaire exactement ce mec faisait, avec des artistes avec des noms similaires : Eddy Mitchell, Johnny Halliday, Dick Rivers… Retraduisez nous les trucs, vu qu’on ne connait rien du tout ! Tiens une anecdote : au début de l’année, j’allais à Paris pour le Scred festival et je tombe face à face avec un mec de 55 ans, un fan de Johnny. Pas la caricature hein ! Mais un fan énorme. On se met à discuter, et je lui dis combien je trouvais ça incroyable que ce soit Johnny qui ait emmené Jimi Hendrix faire sa première partie en France (véridique, ndlr). Et lui ne voyait pas trop qui était Jimi Hendrix. Mais même quand il te parle de Tennessee Williams, tout vient de là, tout vient du blues… Le mec s’en fout, il pensait qu’il parlait de l’Etat du Tennessee ! Il n’aime que Johnny Halliday et le reste, dans le fond ça ne l’intéresse pas trop tu vois ?

Et bien la France, c’est pareil. Les gens n’aiment pas le rap : ils aiment Booba. On sait que les gens ne connaissent rien, donc on refait pareil que de l’autre côté de l’Atlantique, et on l’adapte aux gens du village, vite fait. Et on ne cherche pas plus loin, puisque de toute manière on a pas cette culture du divertissement. T’auras toujours quelqu’un pour te citer Serge Gainsbourg, bien sûr, y a toujours un ou deux contre-exemples ! Il y a des japonais qui sont très bons en basket aussi ! Mais la vraie mentalité de base, l’ADN de ce peuple, ce n’est pas ça.

GMD : on a forcément envie de te contredire quand on voit qu’il y a quelques heures seulement, JuL vient de reprendre Tenue de soirée sur son dernier single. Est-ce que finalement, ce n'est pas lui, le premier cas de jurisprudence dans le rap français ?

Sameer Ahmad : effectivement, je pense que le rap français vient de naître, et c’est JuL qui l’incarne. Pour moi c’est le premier cas historique, puisque c’est le seul qui s’inspire réellement de ce qu’est la France ! La France c’est "Nuit de folie", pas Miles Davis ! C’est Bézu, c’est à la queue leu leu, les mecs qui jouent aux boules ! Il a complètement pris cette réalité-là, il n’est pas allé se déguiser en Chicago Bulls comme les autres. Il fait du vrai rap français, et c’est même ce qui me fait personnellement dire que je n’aime pas trop le rap français. (rires)

On a ce complexe de supériorité en termes d’héritage littéraire, mais le rap finalement ce n’est pas que du texte. Bien écrire c’est 10% du truc ! Tu mettais Lunatic ou Oxmo Puccino à un New Yorkais, ils vont comprendre l’intention, l’influence, mais il y a encore tout le reste à faire. Dans les flows, la musicalité, il trouvera sans doute que c’est bien fait, mais ça n’ira pas plus loin. Même une institution comme IAM, dans la production, c’est déjà en deçà de ce que tu pouvais retrouver à New York. Au final dans le rap mondial, L’école du micro d’argent ça n’existe pas ! JuL par contre, ça existe. Il est au rap français ce qu’un groupe comme Griselda est au rap New Yorkais, en termes de reflet de son environnement. Même pas besoin de l’aimer pour être conscient de ça.

GMD : on a un peu l’impression que le journalisme a d’ailleurs largement suivi cette voie-là. De ne pas rehausser le débat, de le laisser à cette hauteur-là. De suivre ce qui marche, ce qui buzze.

Sameer Ahmad : c’est dur, ouais. Beaucoup de journalismes jouent un peu la carte de l’hypocrisie, parce que y a le côté gagne-pain. Ils sont dans des dynamiques très grisantes, mais ils n’utilisent le rap français que comme un moyen dans le fond. Ils ne connaissent rien ! Ce n’est pas une globalité bien sûr : en face on trouve des gens comme Raphaël Da Cruz, comme Narjès Bahhar, ou Ouafa Mameche. De vrais passionnés, avec une vraie culture, qui écoutent tout ! D’autres si ça ne marche pas, ils n’écoutent pas. C’est nul !

Ce sont ces gens qui sont au final à la base de cette image triste, et ils font semblant d’être heureux, épanouis. C’est horrible, ça me fait penser aux VRP dans le nord de la France qui vendent des tables de ping-pong et qui se croient trop classe. A l’américaine quoi ! Ils sont pathétiques comme ça, et ils ne s’en rendent pas compte. Il faudrait presque réhabiliter Strip Tease pour parler de tous ces gens. Montrer combien c’est triste, et un peu rigolo en même temps !

GMD : comment toi tu arrives à te positionner face à cette image triste justement ?

Sameer Ahmad : ce qui compte, ce n’est que moi et mon entourage. C’est peut-être élitiste, mais pour moi, tous les auditeurs ne se valent pas. Si j’ai l’approbation de Dany Dan, de Sako, ou de Pumashan et Nabil, ça n’a pas la même valeur que n’importe quel ayatollah sorti de Twitter. C’est incomparable ! Aujourd’hui on prête beaucoup d’attention à Twitter, alors que Twitter… C’est le PMU quoi ! Des gens bourrés ou des beaufs qui donnent leur avis sur la musique, et au lieu de classer des choux ils classent des albums. Il faut le prendre comme ça. Tu sais que ça existe mais tu n’y fais pas plus attention, et t’avances. Surtout que ce ne sont pas à ces gens que je m’adresse au final, leur avis ne m’intéresse pas.

GMD : et à l’inverse, comment est-ce qu’on arrive à compter dans l’univers de Sameer Ahmad ?

Sameer Ahmad : alors moi personnellement j’adore qu’on me flatte ! (rires) Quand je regarde un film par exemple, je donne tout le temps l’exemple de Tarantino, vu qu’il fait les films les plus hip hop du monde : quand il fait un clin d’œil et que je le comprend, J’ADORE ça. Et dans la musique, ils ne sont pas beaucoup à réussir ça : Ab-Soul, Ka, Vince Staples. Kendrick Lamar aussi par moments. Pour moi flatter peut être une vraie forme de divertissement, et ce n’est pas forcément synonyme de régressif, ni de fan service. Quand tu écoute quelqu'un comme Drake, c’est pro, emboité comme il faut, bien découpé, c’est du Ikéa quoi ! Mais c’est pas un mec qui taille du bois avec de petites imperfections. Les deux sont incomparables et l’un n’est pas mieux que l’autre, je suis simplement plus sensible à l’artisanat.

GMD : au final t’as l’air de beaucoup te nourrir de beaucoup d’influences. Est-ce que c’est réellement compatible avec l’idée qu’on se fait d’un rappeur stakhanoviste en 2020 ?

Sameer Ahmad : En toute modestie, je me sens comme un bluesman. La musique, j’en fais quand j’en ai envie, et au gré de mes inspirations. Par contre je sais que j’ai toujours été attiré par ce qui est nu, et j’ai besoin de cet espace pour écrire. C’est ton humeur, toi-même, et tu construis quelque chose avec rien : quelques mots, un bout de sample, et le tour est joué. Y a pas de digital qui intervient, pas d’artifices. C’est d’ailleurs pour ça le western m’a toujours beaucoup plus parlé : c’est deux hommes, le désert, six balles dans un barillet, et tu construis quelque chose autour.

GMD : tu parles de western, ce qui nous amène forcément à évoquer ta deuxième grande passion : le cinéma. Est-ce que tu portes un regard aussi amer sur ta deuxième passion ?

Sameer Ahmad : pour le cinéma français, je dirais que ce sont des périodes. Je trouve encore mon plaisir chez Audiard fils, mais globalement je trouve qu’il y a eu quelque chose pendant quinze à vingt ans, une exception française qui a été un peu "ringardisée" depuis. Ce qui fait qu’aujourd’hui on a ce qu’on a : plus vraiment de cinéma français, ou alors des téléfilms que l’on passe sur un grand écran. Hélas.

Par contre dans la production cinématographique mondiale, je continue de m’y retrouver régulièrement. J’aime beaucoup le cinéma coréen, et je continue d’adorer des gens comme Jarmush ou Tarantino. Les frères Coen aussi ! Et Scorsese évidemment, parce que c’est du baroque ! C’est un fan de blues, et ça se ressent : c’est gras, c’est toujours les mêmes accords, ces scènes qui servent à rien et en même temps à tout, pour dédramatiser, pour re-dramatiser. Il y a une vraie question de rythme chez lui. Même niveau séries je continue d’y trouver mon compte, des trucs comme The Wire. Breaking Bad aussi, avec ses décors du Nouveau Mexique. Je retrouve ce côté nu qui m’attire autant !

GMD : On retrouve dans ta musique cette envie de faire référence aux films qui t’ont marqué, et d’une certaine façon ta musique a quelque chose de l’ordre de l’initiatique pour les non-cinéphiles comme moi qui comprennent l’une de tes rimes en tombant, parfois par accident, sur le film. Est-ce que c’est quelque chose qui te flatte en retour, ça aussi ?

Sameer Ahmad : t’as regardé le film et t’as trouvé la référence c’est ça ? Bah ça c’est génial quand ça fait ça. J’adore parce que pour moi, ça veut dire que mon son existe, et qu’il est intemporel ! Quand tu vois cette référence tu penses à moi aussi, et pour moi ça c’est important, t’es là à faire "PUTAIN" et je suis revenu dans ta tête ! Et je trouve ça cool, je fais partie du puzzle, pas de l’image triste. J’étais dans ton présent pur, direct ! Et ça c’est fort, je suis content !

Les références aux films que je donne, ce sont nos références à moi, Pumashan, et aux autres. Il y a une vraie dynamique de groupe. Je n’ai pas de complexe à rentrer dans cette grande boucle temporelle faite de références : tant pis si je créé pas, dans le fond moi-même je ne suis pas un artiste, juste un gars de ce grand village qu’est la France. Je joue, je m’amuse ! Après si je peux être pris avec des mecs comme Tarantino, Q-Tip, Ab-Soul, je suis le plus heureux des hommes, mais dans le fond il n’y a que moi qui compte quand je joue. Je m’en tape du jeunisme, des vieux beaux. Tout ce qui a de l’importance pour moi c’est ce qui rentre dans mon monde, sans limite d’âge ou de genre.

GMD : pour revenir à Un Amour Suprême, les deux volumes font chacun un quart d’heure de musique. Ça me rappelle énormément à la démarche qu’on retrouve chez Mach Hommy, Earl Sweatshirt, Navy Blue, ces disques courts mais tellement pleins en même temps, et vide de concessions… Ce sont des gens qui t’inspirent ?

Sameer Ahmad : complètement, d'ailleurs je suis content que tu m’en parles ! Je me reconnais complètement chez ces gars-là. A ce stade, je trouve encore que Navy Blue est un bon exécutant, et qu’Earl Sweatshirt manque encore un peu de bouteille, sans doute à cause de leurs jeunes âges. Il faut aller plus loin, mais j’adore cette nouvelle scène. Mach Hommy par contre… ça ça me parle, pour moi c’est l’élu ! Je comprends exactement d’où il vient, et je crois bien que ça m’était pas arrivé depuis les premiers projets d’Ab Soul ! On en revient à ce truc de flatterie : Mach-Hommy sait me flatter. Même sa posture de héros masqué, je la trouve extraordinaire. Si je ne faisais pas partie du village Strip Tease j’aurais adoré faire ça. (rires)

Rien n’est calculé chez lui. PNL chez nous, c’est super bien fait tu vois, mais on passe plus de temps à parler de leur marketing que de leur musique. Mach Hommy c’est du génie brut, du Charlie Parker sous héroïne tu vois ? Tout est tellement vrai, tellement fort techniquement. C’est fou d’avoir choppé des éclairs de génie pareils sur enregistrement. On a la chance de vivre encore ça en 2020, quelle chance on a ! Et puis j’aime ce côté rappeur préféré des rappeurs, un peu comme Roc Marciano. Ils ne regardent qu’eux, mais ils influencent tout le monde !

GMD : d’ailleurs quand on écoute assez attentivement les interventions de Jay-Z sur le disque de Jay Electronica, on peut clairement reconnaitre certains flows de Mach Hommy. Même son 4:44 s’inscrivait assez naturellement dans l’esthétique des disques de Marciano au final !

Sameer Ahmad : pour moi, 4:44 c’est du Roc Marciano avec un bon mastering, un refrain de Frank Ocean et une production de No I.D. Faut que ça brille ! (rires) Jay-Z c’est un autre exemple de mec qui a le truc pour moi, tu vois. C’est du niveau de Miles Davis, quelque soit l’âge, il aura toujours le truc. Il a pu se perdre dans sa carrière, reprendre à son compte certains flows, mais il est resté lui-même, tu le reconnais toujours. Tout le contraire d’un Booba, lui tu le reconnais plus ! Au début c’est Prodigy, après c’est 50 Cent, après encore autre chose… On en revient à notre déguisement des Bulls ! Ça ne m’intéresse pas, je préfère un mec qui ne crée et qui ne regarde que ce qu’il peut apporter. Dix ans de retard sur les Etats-Unis ça veut rien dire au final, vu qu’on a rien inventé ! Booba, il a beau avoir en commun sa longévité, ce n’est pas devenu Jay-Z : c’est devenu Johnny Halliday. C’est toute la différence pour moi.