Interview

Paradoxant

par Jeff, le 5 mars 2021

En temps normal, nous nous serions assis l’un en face de l’autre. Nous aurions discuté et fait résonner nos voix dans une même pièce. Mais un foutu virus a foutu tout ça à terre. Une webcam à la qualité toute relative et un casque vissé sur les oreilles. Voilà ce qu’il nous reste pour parler avec Antoine Meersseman à propos de Paradoxant et de son premier album, qui vient de sortir. Heureusement pour tout le monde, cette technique rudimentaire a été inversement proportionnelle à la qualité des échanges que nous avons pu avoir avec Antoine. 

GMD : La première question que je voudrais te poser peut paraître tout à fait banale, même si elle a pris une tournure un peu angoissante ces derniers temps. J’aimerais simplement savoir comment tu vis la période qu'on traverse ?

Antoine : Je vis ça pas trop mal en fait. J'ai un appartement, j'ai de l'argent qui tombe tous les mois... C'est juste chiant d'être un peu tout le temps dans l'expectative. Donc j'en ai profité ces derniers mois pour bouger. Je suis pas mal parti voyager avec ma copine. C'était une belle manière d'échapper à l'ambiance mortifère qu'il y a à Bruxelles. J'ai fini le disque de Paradoxant pendant le premier confinement puis après je me suis cassé quasi tout le temps. Ça a bien fait passer la pilule, mais là depuis que je suis rentré, ça passe un peu moins bien. J'aurais dû faire mon premier concert il y a 1 an plus ou moins au Botanique avec Annabel Lee et Endz. À la place, on fête 1 an de confinement…

GMD :  En préparant l'interview, je faisais des recherches sur le mot Paradoxant, et j'aime bien la définition qui veut que ce soit quelque chose « d'opposé au sens commun ».  C’est ce que tu as l'impression de faire en partant voyager et dans ta musique ?

Antoine : Je ne pense pas vraiment. Je n'ai pas vraiment l'impression de faire des choses opposées au sens commun, mais je n'ai pas non plus l'impression de faire des choses qui sont dans l'air du temps. Je n'ai pas spécialement recherché une forme d'esthétique consensuelle. Je savais d'emblée que j'allais faire quelque chose de l'ordre de la niche et, quelque part, je savais que c'était peut-être en réaction à tout ce que j'ai vécu. J'en ai eu marre de toutes les années passées dans un  milieu qui n'est pas mainstream, mais plutôt…consensuel. Les premières années, BRNS était un groupe qui pouvait jouer partout, qualifié d'indé. Ensuite, on est devenu un groupe qui jouait dans des salles plus conventionnelles, où on voit toujours le même type de groupe et où il y a moins de place pour des choses bizarres. Avec Paradoxant, quitte à ce que ce soit un peu raté, j'ai toujours eu envie que ce soit en marge. Si je fais une chanson pop, je vais quand même mettre un truc bizarre dedans. Et toutes les chansons de l'album ont ça, je pense. 

GMD : D'ailleurs puisqu'on parle de pop, si on regarde ton SoundCloud, il y a des références à Liars, SUUNS et Crack Cloud, soit des groupes qu'on peut facilement relier à un univers commun sans pour autant clairement définir ce qu'ils font. Je voulais mettre ça en parallèle avec une interview de BRNS dans laquelle vous disiez faire de la pop et que ça n'avait rien de péjoratif. Qu'est-ce que tu as l'impression de faire maintenant ?

Antoine : Si tu regardes les structures des morceaux, elles ne sont pas vraiment complexes. Je pense d'ailleurs que je n'ai jamais fait des chansons aussi simples en termes de structure. C'est très efficace dans le format. La plupart des chansons tournent autour des 3 minutes, on n'est pas dans le post-rock. C'est quand même vraiment de la pop mais de la pop selon mon propre langage. À la réception, je me suis rendu compte que tout le monde ne parlait pas le même langage que moi. Or, c'est à la réception que ça change. Je me rends compte que les gens trouvent des trucs sombres, que certains morceaux foutent les boules. Mais comme tu le disais, dans les groupes que je retiens, il y a ce truc. Liars par exemple, même dans les moins bons albums, il y a ce truc de recherche. Il y a un travail sur les textures. Je n'essaye pas de faire des morceaux tire-larme ou des morceaux qui te foutent une pêche incroyable, j'essaye d'être dans une zone qui est un peu entre les deux. C'est pas très intuitif cette façon de fonctionner. Chaque morceau est un peu une vignette, avec un univers dedans, j'en donne pas beaucoup... Il n'y a pas la volonté d'en foutre plein la vue.

GMD : Comment s'est passée la composition de l'album ? Qu'est-ce qui t'a influencé ? 

Antoine : Ça s'est passé à un moment où les autres membres de BRNS avaient des trucs de leur côté. Je me suis retrouvé un peu esseulé pour la composition, par la force des choses. Du coup, j'ai trouvé un rythme de croisière, à beaucoup bosser. J'ai composé les prémices en mars/avril 2019 et puis on a enregistré en janvier/février 2020. Ça a été un processus assez court en fait, tout s'est fait super vite et ça, c'était vraiment agréable. J'ai laissé quand même le truc ouvert, j'étais super ouvert au fait qu'Antoine (aka Monolithe Noir) ramène des sons et des textures en plus. On a tout ré-agencé ensemble. Pour le mix avec Clément Marion, je lui ai laissé beaucoup d'espace. Je ne voulais pas revenir en arrière, je voulais le laisser aller plus loin. On a parlé de références avant de mixer pour se donner des balises. J'avais donné un SUUNS pour le côté très peu d’éléments, mais bien placés dans l’espace, et j'avais donné le morceau "Black Snow" d'Oneothrix Point Never pour chercher une manière de pousser le mix vers quelque chose de plus mutant. Il y avait aussi This Heat qui est un vieux groupe de post-punk dont pas mal de groupes récents pourraient se réclamer. L'idée, c'était de partir de chansons pop et assez courtes, mais de ne pas hésiter à sortir du cadre. C'était très agréable parce que je n'avais pas du tout une idée forgée des morceaux et de ce qu'il devaient être. À un moment, je sentais que j'arrivais à mes propres limites et que je n'arriverais pas plus loin. Il y a alors eu l'apport d'Antoine et Romain, puis j'ai tout remis ensemble pour que tout coïncide, puis j'ai tout filé à Clément en lui laissant une totale liberté. C'était un procédé ludique sans savoir jusqu'où on allait arriver. On n'a pas chicané sur les détails. 

GMD : Avant Paradoxant, tu étais dans des projets où vous étiez plusieurs têtes pensantes. Ici, tu te retrouves seul, c'était plus dur ? À quel moment sont intervenus les deux autres ?

Antoine : Quasi toutes les structures des morceaux étaient calées. Mais j'avais tout fait à la TR808 (boite à rythmes) et on a décidé de doubler la boite à rythmes avec la batterie. Et c'est ça qui est bizarre dans le disque, il y a tout le temps de la batterie et des boites à rythmes qui coexistent. Antoine a rajouté pas mal d'arrangements et de textures un peu chelous. La charpente des morceaux était faite, mais j'arrivais au moment où j'étais très avancé dans les morceaux et j'avais la flemme de les finir. J'avais besoin de leur coup de boost, ça a permis d'apporter de nouvelles ambiances.

GMD : Comment appréhendais-tu ce que tu composais ? On ne peut pas dire qu'il y ait de réelles attentes du public, est-ce que t'avais l'impression de devoir répondre à une demande, ou de vraiment faire ce que tu voulais ?

Antoine : Dans BRNS, je suis un peu l'homme de l'ombre, pas vraiment identifié tête pensante du truc. Donc oui, tout le monde se fiche à peu près que je fasse un truc. Je sors un peu du bois avec un disque sous le bras et je trouve ça assez marrant de justement de pas être estampillé quoi que ce soit. Je suis un peu lié à BRNS mais j'essaye de ne pas faire de BRNS. Donc je me demande comment les gens vont recevoir cet album…

GMD : On ne peut pas dire que Earworm soit un album qu'on peut facilement chantonner. Pourtant, ta musique reste en tête...

Antoine : Je pense qu'il y a tout de même 2 ou 3 mélodies plus faciles. Pour « Dead Beat », j'étais à Barcelone avec une amie qui élève des vers de terre. On a fait ce clip avec un plan où un ver rentre dans mon oreille. Il y a toute une symbolique autour du fait que je suis devenu sourd de l'oreille gauche il y a 10 ans, une symbolique un peu spéciale autour de tout ça. C'est d'ailleurs cette amie qui m'a conseillé d'appeler mon album Earworm alors que je ne savais pas encore ce que c'était (earworm est un terme anglais qui définit une mélodie persistante qui reste en tête, ndlr). Ça pourrait paraître prétentieux de penser qu'il y a des mélodies qui restent en tête mais « Ha Ha Ha Ha » par exemple a une mélodie de kermesse louche qui reste en tête, « Sometimes » sonne comme une chanson populaire bizarre. Appeler l'album Earworm, c'était donc une façon de faire un clin d’œil à cette histoire de ver de terre, mais aussi aux mélodies bidon qu'on a créées, qui collent au corps.

GMD : Dans Paradoxant, contrairement à tes autres groupes, il y a une plus grande utilisation de l'électronique, que ce soit dans les voix ou les instrus. C'est nouveau pour toi ? Qu'est-ce que ça te permet ?

Antoine : Ça fait un petit temps que je m'intéresse fort aux synthés. C'est quelque chose qui me fait vraiment marrer. Un morceau en musique, ça peut être une mélodie, ça peut être un rythme, mais aussi une texture. C'est vraiment quelque chose qui m'a intéressé. C'est un moteur créatif très différent du reste. C'est une autre manière de faire de la musique. C'est un projet où les rythmiques sont super droites tout le temps, il y a très peu de breaks, le côté percussif est très entêtant et tout le reste est basé sur l'utilisation des synthés. « Dead Beat » va chercher du côté de Elie et Jacno, « Rebirth » est plus du côté d'OPN. Il n'y a pas de guitares sur le morceau, ce n'est que du synthétique. Dans l'univers du synthé, il y a un gros revival des synthés analogiques, des synthés du passé. C'est une hype, mais ce sont des synthés du passé dont tout le monde connaît les sons. L'idée ici, c'était de confronter ces sons analogiques, chaleureux à des sons de synthés plus froids qu'on pourrait plus associer au futur et apporter une teinte intéressante. J'ai passé le plus clair de mon temps à chercher des textures. Les morceaux sonnent très différents pour ça, et j'ai utilisé les synthés pas uniquement pour les mélodies, mais aussi pour les artefacts. Il y a des morceaux qui allaient beaucoup plus loin que ce qu'on entend là, mais on a voulu le réduire pour en faire quelque chose de plutôt calme, toute proportion gardée…