Interview

Odezenne

par Quentin, le 16 octobre 2018

Le texte qui suit est le résultat d'une heure trente de discussion avec Alix et Jaco dans l'ancien QG d'une banque bruxelloise. Tous les trois confortablement installés dans le fond de notre siège, une bière à la main, on a ratissé large, allant de la fin de la tournée consécutive à la sortie de Dolziger Str.2, jusqu'à la composition de Au Baccara, sans oublier au passage de citer André Manoukian ou de faire un clin d’œil à Keith Richards. 

Même si un public "d'initiés" vous connaissait déjà, vous avez fait un carton plein avec Dolziger Str. 2. Comment ça s'est passé et comment vous avez appréhendé la suite ?

Alix: On n'a jamais vraiment eu la sensation de carton plein parce que tout avait été mis en place pour que c'en soit un. Mais j'ai l'impression que tu oublies un truc dans l'équation: on a sorti l'album le jour des attentats au Bataclan. Entre le 1er octobre et le 13 novembre, on avait une espèce de rampe qui se dessinait devant nous avec la couv' des Inrocks ou de Tsugi, des passages en télé, des mises en bac de milliers de disques. Le 13 novembre à 18 heures, on lâche l'album, on monte sur scène à Rennes, on fait un concert de dingue puis en sortant de scène, on voit les gueules jusque par terre de tous les gens qui bossaient avec nous. Et on apprend ce qu'il s'est passé à Paris... Subitement, pendant un mois, l'actualité devient bien plus forte que ton album, tu ne peux plus en parler Et après cela, il faut relancer la machine à coups de concerts, à coups de tout ce que tu peux. Et donc, on n'a pas eu ce sentiment de "réussite" même si on a sorti un bon disque dont on est fiers. Ça faisait deux ans qu'on bossait dessus, mais d'un coup tu ne peux dire à personne "va écouter mon disque". T'imagines l’indécence ? Donc tu fermes ta gueule et t'attends. Et ça dure jusque Noël et là, c'est Johnny qui sort son coffret, les médias ne veulent plus parler des groupes en développement. Et donc la réalité, c'est qu'en janvier, tu repars avec tes potes pour écumer les salles.

Mais au bout du compte, vous relancez la machine et puis s'en suivent des concerts avec des salles combles.

Alix: Oui, ça c'est la chance du bouche-à-oreille et des concerts à la demande.

Justement, avant l'interview, on parlait avec Jaco de l'importance du côté humain, sur lequel vous continuez d'appuyer.

Alix: Clairement, mais c'est aussi une manière du court-circuiter les promoteurs, de leur donner des indicateurs de confiance. En France, le paradigme de la radio est encore très fort, c'est le baromètre de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. C'est valable pour la presse, pour les promoteurs locaux. Donc en gros, les groupes qui passent à la radio, c'est des indicateurs de confiance pour un promoteur local ou un média parce qu'il sait que derrière ça va parler et donc marcher. La réalité c'est qu'en 10 ans, on n'a jamais été playlisté. Du coup, on n'inspire pas vraiment confiance ni aux médias, ni au promoteurs locaux. Donc si tu ne crées pas des trucs comme ça, tu te retrouves dans la merde. C'est aussi une manière de prouver qu'on peut vivre sans la radio.

Je suis pas très présent sur les réseaux sociaux mais je me suis dit qu'avant cette interview, j'allais regarder votre page Facebook. Je vois qu'il y a des posts au sujet de votre nouvel album qui vont chercher 3.000 ou 4.000 likes. Puis, il y a un post entre la fin de la tournée et la création de l'album, juste une phrase sans ponctuation qui dit "on n'est pas mort on fait du son" qui va chercher plus de 9.500 likes. C'est fort quand même.

Alix: Il faut s'imaginer que nous on est là, assis dans le studio à fumer des bédots et on se dit "Ah merde, faut poster un truc". Je pense que les gens sentent qu'on poste le truc sans se poser de questions. Je trouve qu'on met un peu trop d'enjeux dans le groupe de musique, les prises de paroles.

Jaco: A la base le son, c'est un truc qui te fait divaguer, qui te fait kiffer, qui t'accompagne. On aime bien essayer de le remettre dans ce contexte-là: un truc qu'on ressent, pas un truc qu'on subit.

Depuis votre premier album Sans Chantilly il y a dix ans, c'est un truc qui n'a pas bougé pour vous?

Alix: Clairement! Il faut voir ça comme un escalier, qu'on monte petit à petit mais sans rupture. Quand on fait la couverture des Inrocks par exemple, on est contents car c'est un gros magazine mais dans l'absolu ce n'est pas plus important que ma sœur qui est enceinte.

Jaco: Faire du son, ça reste notre délire, tant mieux si ça marche. On se rend compte de la chatte qu'on a. Vivre de notre musique sans passer à la radio, on n'est pas nombreux à le faire. 

Qu'est-ce qui nourrit votre esprit quand vous composez ? Vous lisez ?

Alix: À fond! On a commencé la période de composition après SXSW (ndlr: un espèce de supermarché de la musique aux USA) puis on est rentrés, on s'est calés dans le studio et on s'est mis à écouter du son 6 heures par jour. On s'est mangé tout ce qui sortait! Quand tu sors de tournée, tu n'as rien suivi, il faut se remettre à la page. Donc, on a écouté de tout: de la pop, de la trap, des trucs pour les vieux... A la base, on fait de la musique parce qu'on adore ça. On avait besoin de ré-écouter des trucs. Puis un jour, on allume le micro, Mattia (ndlr: la troisième tête pensante d'Odezenne) fait une boucle. Et à ce moment-là, on rebascule dans la compo. Mais avant ça, il y a eu une période très claire où on a fait que bouffer du son. C'était pour se reconnecter aux émotions musicales. Puis il y a cette étude qui dit qu'après 30 ans, tes goûts se figent, on arrête d'écouter de la nouvelle musique. Et ça se vérifie! Mais il faut ouvrir tes chakras, ne pas resté calé sur A Tribe Called Quest, même si c'est très bon. Et ça donne des morceaux comme "James Blunt", "Au Baccara" ou "En L".

Je comprends ce que tu veux dire mais Odezenne a quand même sa patte sonore. Je n'irais pas jusqu'à dire une recette mais il y a quand même un truc qui permet de vous identifier.

Alix: Bien sûr, mais se remettre au goût du jour, c'est écouter de tout. Autant des groupes des sixties que 21 Savage et XXXTentacion. On s'est permis d'appuyer sur le bouton "reset".

Jaco: Puis ça fait du bien de retomber dans la position du fan de musique. Je ne sais plus depuis combien de temps on n'avait pas pris le temps de se promener en rue et de juste écouter de la musique. Alors qu'en vrai, ça fait du bien de revenir à une vraie source de plaisir. 

Mattia aussi fonctionne comme ça ?

Alix: Mattia, on lui force un peu plus la main. Si on n'était pas là, il écouterait les même trucs depuis 10 ans. Mais à force de lui avoir foutu du Metro Boomin dans la gueule défoncé à 4 heures du mat', il s'est dit "C'est bon, moi aussi je vais faire un truc". Faut savoir le challenger Mattia.

En tout cas, ça marche. Mattia est excellent quand il prend sa guitare, quand il crée les nappes. Quel plaisir d'entendre des titres comme "Bonnie" et de se dire que vous pouvez faire autre chose.

Alix: C'est notre disque le plus pluriel, celui pour lequel on s'est le plus éclaté.

Pourtant, même quand les sons sont enjoués, il y a cette mélancolie qui ne vous quitte pas.

Alix: On nous le dit souvent ! Mais on le voit pas comme ça, on prend énormément de plaisir à le faire. On lâche parfois des trucs dans la musique mais on ne se rend pas compte de ce qu'on peut dire, de comment ça va être compris. Puis la façon dont la musique accompagne le texte, ça change complètement la perception que tu peux en avoir.

Je me rappelle avoir vu Manoukian à la télé expliquer que c'est plus facile de chanter un truc mélancolique qu'un truc enjoué. Tout simplement parce que les gens t'accordent plus facilement leur empathie alors que si t'es heureux, ça suscite la jalousie.

Alix: C'est pas faux. Le titre "Au Baccara" est vraiment enthousiaste et je ne pense pas qu'on en ait fait beaucoup comme ça. Il y a deux ou trois morceaux dans cet esprit sur cet album alors que sur Dolziger, il fallait creuser pour trouver ces moments-là. Mais on était vachement plus relax dans la façon de faire cet album, on l'a fait un peu malgré nous.

Jaco: On est rentré des Etats-Unis, on a écouté plein de sons puis Alix a créé sa brasserie (ndlr: la PIP - Pression Imparfaitement Parfaite). On se retrouvait au studio, on fumait des joints, ça partait en soirée et vu qu'on était à Bordeaux et pas à Londres ni à Berlin, tous les potes venaient taper à la fenêtre à 2 heures du matin et on se retrouvait à 12 à écouter des trucs. Et nous, on écrivait au milieu, on faisait les prises avec les mecs autour, c'était hyper festif ! On n'avait jamais fait ça: ouvrir notre antre et se dire "c'est que du son". J'ai le souvenir que pendant l'enregistrement de "Au Baccara", on est 6 dans la pièce, je fais ma prise pendant que l'instru sort des enceintes et les potes crient. Mais on le laisse dans le morceau ! Et ça, c'est irremplaçable. C'est la cour des miracles. On hallucinait.

Alix: On a fait un album pour nous, décomplexé, sans même savoir si on allait le faire pendant qu'on le faisait. C'est cool de voir que ces moments nous ont fait sortir des trucs comme "Bonnie". A 37 ans, on pensait être périmés, sérieusement !

Du coup, à quel moment vous êtes-vous dits: "On est en train de faire un album"?

Alix: Quand on a eu 7 ou 8 morceaux. Mattia venait d'acheter un nouveau clavier et on s'est servis de ses essais techniques pour nous inspirer. Tout était fluide dans la construction. Il faisait des réglages en bas, et puis on remontait, on prenait nos laptops et on écrivait nos textes dans un Google Doc partagé en complétant les rimes de l'autre.

Jaco: On est incapables de te dire qui a écrit quoi. C'était une fusion et c'est tout ce qui compte au final.

Il y a un côté "banalement grave" dans vos textes, une sublimation du quotidien.

Jaco: On essaie d'être honnêtes. C'est clair qu'on lit des livres, qu'on regarde des films et qu'on écoute des disques mais t'as juste à regarder autour de toi pour voir comment sont les gens. il y a un certain plaisir à décrire ça comme un chroniqueur et pas un poète.

Alix: Avant, on appréciait l'exercice de l’allitération, du jeu sur le texte. Puis au bout d'un moment, tu découvres Gainsbourg qui te places des mots auxquels tu ne t'attendais pas et là, tu sors ton dico. La question n'est pas de savoir combien de mots tu utilises mais comment tu les utilises.

Jaco: L'important c'est pas la rime, c'est ce qu'il y a entre les deux.

Le thème du jeu revient sur cet album et il est régulièrement lié à l'amour. C'est important pour vous cette notion de jeu?

Jaco: C'est central. Si on a choisi comme titre Au Baccara, c'est justement parce que la chance est une composante essentielle de la vie. Au Baccara, c'est devenu une doctrine pour nous. 

Quels rapports entretenez-vous avec vos visuels? 

Alix: Là, on a envie de faire simple. Je pense qu'on a fait quelques erreurs par le passé. J'ai l'impression que nos chansons étaient parfois les B.O. de clips, ce qui pour nous était une erreur parce que c'est l'image qui doit être au service de la musique et non l'inverse. Aujourd'hui, on a envie d'aborder les clips comme de la matière à divagation. Par exemple, "Je veux te baiser" c'est un clip qui marche bien mais c'est aussi une façon un peu erronée de raconter la chanson. Et ça concrètement, on ne veut plus le faire! Donc on a écrit un dogme qui s'appelle "Au Baccara" et qu'on soumet aux réalisateurs avec qui on bosse: ça permet de poser pose un cadre. 

D'où sort cette idée d'aller enregistrer à Londres ?

Alix: L'idée vient de Mattia. Il avait commencé à produire avec ses propres synthés puis on a rencontrés un mec à Bordeaux qui a une des plus grosses collections de micros et de synthés en Europe et qui nous a dit: "Venez, c'est open bar!". Mattia, il n'en dormait plus! Puis s'est posée la question de savoir où on allait mixer l'album. A priori, c'était à Paris dans un studio avec ProTools. Puis le mec en question nous a parlé de ce qu'il nous fallait et en cherchant on est tombés sur le studio Konk, qui est en fait le studio des Kinks à Londres. C'était la première fois de ma vie que j'étais content de faire un virement, il était libellé à "The Kinks ltd company" (rires). Quand on arrive sur place, on voit Ray Davies qui se demande qui sont les frenchies qui débarquent pour un mois... Mais Mattia, il adore ça, de foutre des branlées avec le son. 

Donc si je comprends bien, Londres, c'était uniquement pour le côté technique et pas créatif ?

Alix: C'est ça! On a tout enregistré et composé à Bordeaux puis on est allés à Londres pour tout envoyer dans leurs machines des années 60. Ce qui est la démarche inverse des groupes classiques. D'habitude, les mecs vont enregistrer là-bas pour chanter dans des micro à 30.000 euros de Ray Davies, ou utiliser les compresseurs de la console Neve. Puis ils rentrent chez eux pour mixer le tout. Nous on a fait l'inverse. On est partis là-bas pour tout injecter dans la console et mixer à l'ancienne, comme ça se faisait dans les années 70. On s'est payés un luxe, car personne ne fait ça et encore moins dans la musique moderne. Mais c'était notre ambition. On n'est pas des rappeurs, et Mattia n'est pas un beatmaker. On a envie d'avoir notre son et on commence à y arriver.

Odezenne, c'est un exutoire ?

Jaco: Non, c'est juste notre vie. On se lève, on mange et on avance Odezenne. Si je veux un exutoire, je vais courir ou je fais des pompes mais je ne fais pas Odezenne. On réalisera peut-être plus tard mais là, on a le nez dans le guidon. Nos meufs sont potes, on vit ensemble entre les tournées, on partage nos excès et les moments où on se retape. C'est pas du tout un exutoire.

Alix: On parlait plus tôt d'éprouver les choses au moment où on les vit, et ça c'est clairement Odezenne qui nous le donne. Mais c'est parce qu'on est débrouillards. Ça ne fait même pas 5 ans qu'on vit de Odezenne, mais avant on bossait à côté. On va chercher la maille là où il faut aller la chercher, on a été livreurs. En fait on est rentrés dans le système pour le niquer de l'intérieur!

C'était ça le principe d'Universeul (leur label) ? De créer son système ?

Alix: Non, ça c'était plus pour que se créer un périmètre de sécurité. On s'est vite rendu compte que ça n'allait pas prendre sur les voies classiques de développement donc on s'est créé notre périmètre qui est devenu notre terrain de jeu. C'était nos règles à notre niveau. Tu rentres que si on te le dit.

D'ailleurs, parlez-moi un peu des featurings. C'est la première fois que j'en vois sur vos albums.

Alix: Les deux sont différents. Sur "James Blunt", il y a une espèce de chant choral à la fin, de Moussa, qui est un petit jeune qu'on aime beaucoup et qu'on va prendre en première partie de notre tournée. On l'a fait venir au studio et c'est lui qui nous a aidé à dompter ce vocoder qu'on regardait un peu en chien de faïence. On a fini par dire que c'était un featuring alors que c'était davantage une collaboration dans notre esprit. Et Nabounou, c'est autre chose.

Jaco: Ma compagne fait des ateliers d'écriture et s'occupe d'un public pour qui c'est compliqué. Nabounou vient du Bénin, elle a 16 ans mais pas de papiers. Elle est en foyer d'accueil et on ne sait pas comment elle est arrivée chez nous. La mettre sur "BNP", c'était ajouter une sorte d'authenticité, de détresse, qui donne un rendu très fort.

Alix: Il faut bien être conscient que les featurings, c'est d'abord pour conquérir des parts de marché. Quand Big Flo & Oli font un featuring avec Petit Biscuit, ce n'est pas parce qu'ils sont potes, c'est parce que c'est deux gros marchés qui se rencontrent sur un single. On nous a déjà proposé des feats, mais on a toujours dit non parce que la musique, on ne la fait pas pour ça. Mais ces deux-là, ils étaient cohérents. Quand Nabounou a entendu le morceau, elle l'a embrassé, il ne pouvait plus exister sans elle. 

Dernière question, plus anecdotique: à quel moment Jaco est devenu Jacques ?

Jaco: Ça a toujours été le cas ! C'est une seule et même personne. Mais c'est peut-être du côté de la presse que quelque chose a changé. Puis il y a un truc très sensible, très simple: mon grand-père s'appelait Jacques, et j'ai toujours été appelé Jaco parce que le seul Jacques, c'était lui. Mon grand-père est mort et ne serait-ce que dans ma famille, on m'appelle Jacques maintenant ! Le Grand Jacques (rires). Mais en aucun cas, je ne me fais de double identité ! Mais tu soulignes quelque chose, c'est que maintenant qu'on est plus connu, on m'appelle Jacques. Mais je n'ai pas cherché ça, appelle-moi comme tu veux !