Interview

Lacchesi

par Nico P, le 10 décembre 2020

Disons les choses telles qu’elles sont, d'emblée : Lorenzo Lacchesi est mon cousin, le fils du frère de ma mère. Si l’information est d’importance, elle n’est en aucun cas la raison de sa présence, ici. Car avant d’être un membre de ma famille, Lacchesi, c’est son nom de scène mais aussi celui de sa maman, est un artiste qui compte, beaucoup, et de plus en plus. En 2018, Trax parlait de lui comme du “tueur des afters underground parisiens”. Et je n’ai rien à voir avec cela. 

Quand on lui demande de se présenter, le DJ, producteur, cofondateur du label Maison Close Records et membre du conseil d’administration de l’association Technopol (qui depuis 1996 a pour objectif de promouvoir les musiques et cultures électroniques auprès des pouvoirs publics, organismes professionnels et médias), insiste pour ajouter ceci : “j’aime les gens et la nuit et les deux me manquent”. Il est vrai que 2020 ne fut pas tendre avec les noctambules assoiffés de contacts. Lacchesi, lui, opta pour l’action face à l’inaction. En multipliant les projets, les discussions, en creusant des pistes, pour des lendemains meilleurs.

Sa techno est aussi brutale que son projet est doux : réconcilier les mondes. Celui des oubliés, et du pouvoir, celui du jour et de la nuit, celui de ceux qui pensent que ce n’est pas grave, et ceux qui crèvent la dalle à l’heure actuelle.  Comment ? Avec United We Stream France, opération caritative pour soutenir les clubs et acteurs de la scène française en difficulté face au covid-19 à travers une série de livestreams ; en entament des discussions avec les décideurs et décideuses ; en communiquant, aussi, énormément. 

Parce que la situation, en Belgique, en France, partout, est plus que jamais chaotique, et parce que demain n’a pas encore de solution, nous avons posé quelques questions à Lacchesi, pour en apprendre plus sur son métier, sur les mille raisons de ne plus y croire, et sur ce qui le pousse à aller de l’avant. En commençant par le commencement. 

Lacchesi : Fin des années 2000, la consommation de musique électronique a explosé, en France c’était l’âge d’or d’Ed Banger. Je me rappelle avoir loué avec mes cousins, un soir, le documentaire sur la tournée de Justice, A Cross the Universehttps://www.dailymotion.com/video/x6y8e3, je me rappelle que ce soir-là on l’avait recommencé à peine l’avoir terminé. On avait l’impression que Xavier et Gaspard étaient les nouvelles rockstars, on était fascinés. Je me souviens bien d’une séquence où l’on voit Xavier jouer du piano classique avant un concert, il jouait hyper bien. Je me suis dit à ce moment là “putain mais ces mecs sont des musiciens super complets ! Ils savent jouer de tout” Ça paraît idiot mais à cette époque quand t’es un gamin de treize ou quatorze ans, personne ne te dit que les producteurs de musique électronique sont des musiciens. La bibliothèque iTunes a alors changé. Tout ce qui me manquait, c’était de vivre cette musique en live. Été 2010, peu avant mes seize ans, mon grand frère m’emmène au Rex Club. Le club où l'on rêvait de se rendre avec des potes. Ça a été une révélation.

GMD : À quoi ressemblaient tes premiers bidouillages sonores ? Tu savais dans quelle direction tu voulais aller ?

Lacchesi : Cela ne ressemblait à rien. J’étais autodidacte et à dire vrai, j’ai toujours été paresseux. Donc je ne passais pas assez de temps sur mes logiciels et machines. Je m’y suis vraiment mis cette année pour être honnête, la crise sanitaire m’a fait un électrochoc. Donc pour te répondre, je ne sais pas encore dans quelle direction je vais, mais j’y vais, tête baissée.

GMD : Maison Close Records, c’est arrivé quand et comment ? Là encore avec quelle envie précise ?

Lacchesi : J’ai toujours aimé être à la tête de projets et m’entourer d’artistes. Déjà bien avant d’être DJ ou même de le considérer comme carrière, dès la sortie du lycée, j’avais fondé le collectif Péché Mignon avec des potes. Un collectif sans réelle ambition si ce n’est celle d’organiser la création musicale et artistique, se faire plaisir entre amis. À l’époque je m’étais lancé dans des études d'ingénieur son et j’ai bossé quelques années chez Radio France Internationale. Je pensais avoir un avenir de réalisateur radio devant moi. Je gardais donc un oeil semi-attentif sur ce projet mais c’était du plaisir que nous vivions tous sans grande assiduité. C’est en mars 2019, un an après avoir décidé de raccrocher la radio pour me consacrer à la musique et après la rencontre avec mon manager que j’ai proposé à Jakob de me suivre sur un nouveau projet : monter un label techno qui mettrait à l’honneur la scène locale. L’idée est venue d’un constat assez simple; la France regorge depuis toujours de talents dans les musiques électroniques mais connaît un manque cruel de structures pouvant soutenir la création locale. Les jeunes producteurs locaux ne rêvent pas de signer sur des labels français (ou trop peu) au profit de labels étrangers, dans les pays voisins (Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique) où les musiques électroniques bénéficient d’un tout autre statut. Encore une fois, nous n’avons pas la prétention de nous positionner comme écurie de la nouvelle génération mais nous sommes convaincus que la création de ce type de projets contribue à l’expansion de celle-ci sur le long terme. Un an et demi plus tard - et un anniversaire balayé par la crise sanitaire - nous sommes fiers de la production du label et d’avoir signé tous ces artistes. Les titres du label ont vite été joués à l’international et le label et ses artistes ont créé un attrait outre Rhin et Outre Manche. Pour le moment, le projet est sur la bonne voie, en attendant qu’on puisse reprendre une production événementielle et musicale saine et sereine.

GMD : Penses-tu en termes de carrière, ou tu avances au jour le jour ?

Lacchesi : Avant, je voyais au jour le jour. J’étais un jeune mec qui avait la chance de vivre de sa passion mais qui ne regardait pas au-delà du week-end suivant. J’ai toujours été un peu comme ça,  paresseux et procrastinateur. J’étais convaincu - à tort - que regarder vers l’avenir ne me rendait que soucieux. Les dernières années m’ont changé. J’ai rejoint Technopol et réalisé les combats que l’on devait mener, j’ai rencontré quelqu’un, j’ai compris que le bonheur était une ambition comme les autres et que les ambitions, ça se construisait. Se contenter d’être ce qu’on est m’est vite apparu comme une forme de médiocrité. Nous sommes tous individuellement meilleurs que ce que l’on est, et tout ça est décuplé collectivement. J’ai la chance d’exercer un métier non seulement artistique mais fondamentalement social. Donc aujourd’hui, je pense en termes de carrière, parce que j’ai envie d’être meilleur et je veux que les gens autour de moi le soient aussi. Je pense que la manière dont j’ai toujours voulu travailler - notamment avec Maison Close et Technopol - m’a mené inlassablement vers cette décision.

GMD : La nuit à Paris avant l’année 2020, ça ressemblait à quoi ?

Lacchesi : Un climax. Nous sentions tous, collectivement, qu’il allait se passer quelque chose. Public, artiste, promoteur, tous. La scène parisienne était en train d’acquérir un véritable statut à l’international. Quelques très gros promoteurs étaient en train d’ouvrir la voie, le monde entier regardait. 2020 devait être l’implosion d’un travail collectif de très longue haleine, une reconnaissance de la scène locale et nationale ainsi qu’une valorisation de notre profession. Il régnait en France un climat social très pesant qui rendait à la fête sa dimension première. Je sentais tout bouillonner. Attention je dis ça avec un discours bienveillant, je ne suis pas dans la démarche contestataire ou d’insurrection que les institutions publiques veulent systématiquement faire porter aux citoyens noctambules. 

GMD : Mais finalement…

Lacchesi : Tout ça a été balayé par la crise sanitaire, personne ne sait dans quel état nous allons récupérer la scène et surtout l’effet que cette crise - dont il nous est encore impossible d’estimer la fin - aura sur les populations. L’industrie culturelle connaît une période de disette inédite, le mot « misère » n’est pas exagéré.

GMD : On parle beaucoup des pouvoirs publics, on les dit peu disposés à supporter la culture noctambule. Tu confirmes ? En 2019 mais aussi en 2020 ?

Lacchesi : C’est une fatalité. On va dans le mauvais sens. Depuis le début de cette crise, l’agacement laisse chaque jour un peu plus place au désespoir. Ce nouveau gouvernement se veut rigide et désintéressé. Madame la Ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, répond aux questions concernant la réouverture des clubs et leur précarité actuelle en les renvoyant vers le ministère de l’Intérieur. Sur le papier, c’est juste. Mais devons-nous en déduire que nous ne participons pas à la culture de notre pays, ou de notre monde ? Devons-nous en déduire que nous sommes représentants auto-désignés d’une sous-culture futile ? Un ministère de l’Intérieur qui aime rappeler que « l’ordre » est de mise et qui nomme des préfets de région interdisant depuis des années rassemblements festifs et sociaux de manière abusive, pointant systématiquement du doigt une jeunesse irresponsable et irrespectueuse. Il n’y a pas de désordre dans la fête, mais la vie sans fête est désordre. C’est une certitude.

GMD : Tu luttes donc avec Technopol. 

Lacchesi : Depuis que j’ai rejoint l’association Technopol, il y a un peu plus d’un an, nous avons entamé plusieurs dialogues avec les pouvoirs publics. Il y a par ailleurs beaucoup d’oreilles attentives, et certaines institutions (principalement municipales et régionales) sont très ouvertes au dialogue. Mais il y a à mon sens un souci certain de représentativité. La crise sanitaire actuelle empêche évidemment toute initiative pensée les mois ou années précédentes de voir le jour, mais la situation actuelle a au moins l’avantage de mêler notre discours au débat public. Le 13 novembre dernier, Technopol et le CSLMF (Chambre syndicale des lieux musicaux, festifs et nocturnes)  ont fait la demande de création d'un fond de soutien de 20 millions d'euros pour le secteur des musiques électroniques. La réponse ne s'est pas faite attendre. Le 16 novembre suivant, elle a été rejetée au sénat. Rappelons que notre secteur n’a pas accès aux 60 millions d’euros débloqués par le ministère de la culture et que cette proposition d’amendement était l’unique plan de relance possible pour un secteur à l’agonie. On nous laisse crever dans une indifférence nauséabonde. Rien ne change, mais nous ne lâcherons rien’.

GMD : Est-ce que tu vis de ta musique ? Et en 2020, tu t’en sors comment ?

Lacchesi : J’en vivais, modestement mais j’avais des dates presque chaque week-end et début 2020 je commençais à voyager. Ça prend beaucoup de temps de se mettre à voyager lorsqu’on fait ce métier, surtout quand on n'est pas un producteur prolifique ou assidu.
 Peu de DJ’s bénéficient du statut d’intermittent, de par la difficulté d’adapter ce régime à notre profession. et il n’existe pas en France un régime particulier pour les DJ’s. Cela fait des années que Technopol en fait la demande. Ainsi, la plupart d’entre nous n’ont pas reçu d’aides lorsque tout s’est arrêté. Et pas seulement les jeunes DJ en début de carrière !  Je me suis comme beaucoup rapproché des jobs alimentaires, les bars et la restauration. Ça a aidé pendant l’été mais à l’annonce du couvre-feu en octobre dernier, beaucoup d’établissements se sont séparés d’une partie de leur staff. Aujourd’hui je touche le RSA et j’ai un peu d’argent de côté, mais ça ne pourra pas durer longtemps. Les mesures prises par le gouvernement - bien que nécessaires au rétablissement de l’équilibre sanitaire national - empêchent une immense partie des laissés pour compte de se diriger vers ces métiers qui sont, à court ou moyen terme, une des uniques options de subsistance.

GMD : Raconte-nous comment tu as vécu le début de l’année 2020.

Lacchesi : Ça a été un choc. On savait que quelque chose se tramait puisqu’on avait tous vent de la situation à Wuhan, puis en Italie. Mais je tourne des disques je ne suis pas épidémiologiste, je n’ai pas pensé une seule seconde que tout s’arrêterait subitement comme ça. La semaine d’annonce du confinement, nous avions notre premier anniversaire de prévu avec Maison Close. On avait passé beaucoup de temps à organiser un long week-end avec trois évènements dans trois villes différentes : vendredi soir Rex Club (Schwefelgelb, NTBR, Salem Unsigned et Léa Occhi), samedi soir Ninkasi Gerland avec les copains de Tapage Nocturne, puis on terminait le week-end en beauté à Berlin avec le label local Voxnox Recordshttps://voxnoxrecords.bandcamp.com/. Et puis, rien. 

Je me suis enfermé chez moi pendant plusieurs semaines, trop déprimé pour écouter quoi que ce soit, et davantage abasourdi par le fait d’avoir perdu ce week-end d’anniversaire de rêve que par ce qu’il se passait dehors. Je ne suis pas du tout casanier, et soudainement ma seule liberté était de marcher une heure dans mon quartier. Je l’ai très mal vécu. 

GMD : United We Stream, c’est un projet qui n’aurait pu voir le jour qu’en 2020 ?

Lacchesi : Absolument. Le but de cette opération lancée à Berlin était de subvenir aux besoins des lieux de fête délaissés par le public via la diffusion de prestations artistiques au sein même de ces lieux. Sans la crise sanitaire, jamais le streaming n’aurait eu un tel succès auprès du public ou bien semblé être un échappatoire nécessaire aux clubs et artistes. 
Lorsqu’on a récupéré le projet United We Stream France avec Technopol, c’était l’unique étincelle du printemps dernier. Je me suis occupé de la programmation avec mon associé et manager Jakob (Raise Booking) et Max Le Disez (AMS Booking). On a en quelques semaines programmé 80 artistes dans seize clubs différents. Ça paraît simple à faire mais en période de confinement, ça a été beaucoup de boulot. Mais le mois de captation en Juin dernier a été merveilleux. Retrouver les clubs heureux de réouvrir et les artistes heureux de rejouer. Il y a eu des moments d’émotion hyper intenses, c’était une aventure humaine incroyable. Et d’un point de vue personnel, travailler sur un projet de cette échelle à une période où tout semblait perdu c’était inouï.

GMD : Tu as beaucoup parlé récemment, dans des interviews, podcasts… C’est dans ta nature ou tu la forces un peu ?

Lacchesi : C’est dans ma nature, je suis plutôt loquace. J’aime parler de ce que j’aime, mes projets et mes artistes, notre public et notre passion. Et lorsque tout ton équilibre professionnel repose sur la nuit, les rencontres, un cercle social toujours ouvert, se retrouver confiné est assez traumatisant. D’une certaine manière, toute ton existence est remise en question, et le lien social te manque terriblement. Alors oui j’ai beaucoup parlé mais uniquement lorsqu’on me l’a proposé, j’imagine parce que certaines personnes considéraient que mon avis était aussi pertinent que celui d’autres artistes. Mais je ne me considère pas comme étendard d’une scène ou porteur d’un rôle particulier, mon implication en tant que label manager et membre du conseil d’administration de Technopol m’impose cependant de rassembler, rassurer ou bien rallier. Enfin, je pense. 

GMD : Es-tu ambitieux ?

Lacchesi : Oui je crois, en ce moment l’ambition, c’est tout ce qu’il nous reste, il faut à tout prix s’y rattacher. Quand tout est arrêté, c'est l’ambition qui permet encore de rêver. Depuis cette crise sanitaire, je ne doute plus. J’irai jusqu’au bout. Parce que les artistes, le public, les professionnels laissés pour compte, ceux qui portaient la scène avant nous et ceux qui la porteront demain, ne méritent pas que l’on flanche. Notre génération a le devoir de rester forte et digne quitte à devenir celle des oubliés de la nuit. Il y a un devoir d’héritage immense et fondamental.

GMD : Dernière question, plutôt personnelle : Lacchesi est le nom de ta maman. Pourquoi ce choix ?

Lacchesi : Je ne sais pas, je voulais que mon projet artistique porte mon nom, et porter le sien était une forme d’hommage, ça s'est fait tout naturellement, je n’y ai jamais réfléchi. Peut être qu’inconsciemment, j’ai la sensation qu’elle vit encore à travers mon travail. Ça donne très régulièrement lieu à des fautes d’orthographe et de prononciation mais vous l’aurez compris, la sauvegarde d’identité est primordiale à notre époque, et rien ni personne ne peut nous la dérober.