Dossier

Off The Radar #10

par la rédaction, le 13 avril 2015

Achim Wollscheid & Bernhard Schreiner

Calibrated Contingency

Simon

L’avantage de la musique expérimentale, c’est que, même si on n’a jamais entendu parler des acteurs, on peut toujours se référer – en bons bourgeois que nous sommes – à leurs qualifications d’écrivain, de directeur d’exposition, de photographe, de metteur en scène d’installation sonore… pour justifier le fait que ce qui sort de leurs têtes n’est pas totalement con ou désintéressé. C’est clairement le cas avec Achim Wollscheid et Bernhard Schreiner, deux illustres inconnus aux passés musicaux distendus et pas toujours identifiables - enfin, relativisons tout de même puisque les deux zouzous ont quand même réussi à atterrir sur Baskaru, enseigne française à la crédibilité bien assise. A ce stade, rien ne pouvait nous préparer à ce Calibrated Contingency du feu de dieu. Un seul titre, ou plutôt l’enregistrement continu d’une pièce live de 45 minutes jouée en 2011. Une petite bombe qui fait voyager l’esprit dans les nuances de blanc, de noir et de gris, créant des vortex de drone, de fréquences radio et de bruits blancs. Superbement bien articulée – entre silence, bruits blancs et ruptures – cette pièce génère une chaleur folle malgré l’ascétisme de ses composants. La pièce avance, la mort attend au tournant et les ruptures, parfois obtuses, finissent de dynamiser une pièce qu’on trouvera beaucoup trop courte. Un gros prétendant au top de fin d’année dans le genre.

Ryuichi Sakamoto + Taylor Deupree + Illuha

Perpetual

Bastien

Vous pouvez toujours aligner les onze meilleurs joueurs de football du monde, cela ne vous fera pas nécessairement la meilleure équipe du monde. Il en va de même pour la gastronomie, le cinéma, la peinture ou le sujet qui nous concerne aujourd'hui : la musique. Tout cela tient de la plus pure évidence. Dès lors, faire jouer ensemble le légendaire compositeur Ryuchi Sakamoto, Taylor Deupree, boss du très respecté label 12k et le duo Illuha ne doit pas vous laissez penser que le résultat sera indubitablement phénoménal. Ajoutez à cela que la performance se fera en totale improvisation, la tâche paraît ardue mais pas insurmontable pour de tels cracks. C'est dans cette configuration que l'alchimie va avoir lieu au cours de ces trois mouvements parfaitement maîtrisés. En bonne intelligence, chaque musicien avance patiemment sa composition, sans jamais bousculer ses associés. Tous apportent leur pierre à l'édifice, que ce soit par des notes de piano subtilement placées, les manipulations impeccables d'un synthétiseur, des bribes de field-recording ou par un silence qui tombe toujours à point nommé. Mis bout à bout, tous ces éléments bâtissent une œuvre qui a pour unique objectif d'atteindre l'harmonie la plus totale. On ne peut qu'être admiratif devant ces quatre cerveaux qui fusionnent pour ne devenir qu'une seule et même entité, un tout indissociable. Œuvre subtile et foisonnante, Perpetual se découvrira avec une attention de tous les instants.

Spyros Polychronopolos

Electronic Music

On sait, le blaze de ce monsieur pourrait être le début d’un calembour raciste tant il cumule tous les clichés sur le noble peuple grec. Electronic Music, par contre, n’a absolument rien d’une vanne. Mieux, c’est notre premier vrai grand frisson électro-acoustique de l’année. Peut-être parce que le monsieur officie dans le sous-genre qu’on adore : l’électro-acoustique ultra articulée, qui avance en une série de séquences courtes, découpant ses titres au moyen de silences plus ou moins longs, reprenant avec moult souffles, balançant de la grosse polyphonie, et structurant le tout avec une précision folle. Si l’ensemble du disque a été composé sur un timbre unique (qui a pour conséquence d’éclater la perception sonore après dix minutes d’écoute), c’est véritablement le grain sonore de ce disque qui finit d’entériner ce succès : l’ambiance est terreuse, quasiment biologique, tout en conservant une forte identité digitale. Tout cela donne à ces manipulations sonores, à cet enchevêtrement de delta/contre-delta, une beauté incroyable, qui se rapproche très souvent du meilleur de la musique pour bandes et de l’acousmatique, avec tout ce que cela comporte en terme d’imaginaire spatial. Fascinant.

Aine O’Dwyer

Music For Church Cleaners

Bastien

Dans le genre concept bidon on pensait avoir décroché le pompon avec Aine O'Dwyer: de l'orgue joué dans une église avec du field-recording de femmes de ménages faisant leur taf de manière désintéressée. Vous l'avouerez, ce truc à tout de l’œuvre d’une pisseuse en dernière année de musicologie fan d’Olivier Messiaen. Et pourtant, si Aine O’Dwyer apparaît dans ce dossier, c’est qu’elle est à des années-lumière de la branlette intellectuelle de base. L’Irlandaise dévoile avec Music For Church Cleaners une œuvre profonde et intrigante. Les nappes de l'orgue vous amèneront aussi bien vers les cieux que sur les bords du Styx au sein d'un tout qui navigue entre le sacré et les incartades satanico-païennes – cette alternance entre des registres diamétralement opposés ne rendant le voyage qu’encore plus déroutant. Et si l'orgue occupe une place prépondérante au sein des dix-sept morceaux de l'album, on vous invite à vous pencher sur ces impeccables field-recording qui parcourent la plaque de bout en bout : des chuchotements des femmes de ménages au souffle des aspirateurs en passant par des cliquetis du pédalier de l’orgue. A la croisée du field-recording, du drone et du modern classical, Aine O’Dwyer, avec un concept-album qui s’annonçait on ne peut plus casse-gueule, parvient à nous livrer une œuvre totalement singulière et mystique. Dans tous les cas, on espère que Music For Church Cleaners vous redonnera envie de fréquenter les bancs d'une église, que ce soit pour participer à une messe en latin ou pour éclater des cierges en scred’.

Rutger Zuydervelt

Stay Tuned

Simon

Rarement présent sous son véritable nom, celui qu’on connait beaucoup mieux sous le pseudonyme ultra prolifique de Machinefabriek nous présente ici une œuvre singulière. Fruit d’une installation sonore qui consiste à isoler 153 boucles en A (l’équivalent de notre la) jouées par des personnes aussi recommandables qu'Oren Ambarchi, Andy Moor, Nils Frahm, Aaron Martin, Erik Skodvin, Sylvain Chauveau, Aidan Baker ou Jefre Cantu-Ledesma pour les articuler dans un parcours fait d’autant d’enceintes (une boucle par enceinte, donc), Stay Tuned propose une pièce unique de drone de 50 minutes. Qu’importe la source (trombone, voix, guitare préparée, piano, saxophone, tuba, vibraphone, violoncelle, trompette, violon, contrebasse…), la note unique harmonise le tout et provoque rapidement la perte de connaissance auditive. On se prend donc un bloc de couches et sous-couches à la fois monolithique et en mutation permanente. L’oreille avance, comme le spectateur de l’installation, entre une infinité de nuances de la, obligeant la monotonie présumée à se  transformer en séance d’hypnose forcée. Stay Tuned est une œuvre extrême, parfois vomitive, et pourtant on y revient toujours, avec un mélange d’appréhension et de goût de l’aventure. Preuve en est que l’œuvre ne se conçoit que dans la réécoute.

Aidan Baker

The Sea Swells a Bit

Bastien

« La patience est la plus utile de toutes les vertus », à cette citation on aimerait ajouter : « pour écouter de la musique ». Trop souvent pris en étau entre les broutilles du quotidien et l'injonction de ses pairs à « faire des choses », on prend malheureusement de moins en moins le temps de s'arrêter. Alors, vous imaginez bien l'effort que cela peut représenter de décortiquer un disque dans son ensemble. La consommation effrénée de disques devient désormais la norme. Pourtant, il reste encore des disques qui ont le pouvoir de vous visser sur votre canapé et qui exigent une attention totale. The Sea Swells a Bit d'Aidan Baker fait partie de ce genre d'albums. Le pouvoir essentiel de The Sea Swells a Bit tient de sa capacité a littéralement suspendre le temps. Que ce soit grâce à la répétition et au minimalisme des mélodies, au côté planant des guitares ou bien à cette batterie qui semble vouloir jouer la même structure à l'infini, Aidan Baker parvient rapidement à nous happer tout entier. Chose devenue précieuse quand on a désormais tant de mal à se fixer sur une tâche au-delà de quelques minutes sans penser à ce qui suivra. Au-delà de la performance musicale évidente, cet album a le mérite de remettre au cœur de la musique la plus utile de toutes les vertus, la patience.