Dossier

Marque ta Page # 6

par la rédaction, le 4 juillet 2018

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Devotion

Patti Smith

Le 13 octobre 2016, l’Académie suédoise annonçait la nomination de Bob Dylan comme Prix Nobel de Littérature. Au-delà des pirouettes et revirements de l’Américain au moment d’accepter son titre, c’était la dernière étape de légitimation de la contre-culture des sixties, dont le statut fut scellé avec cette irrévocable entrée au panthéon. Un moment de touchante délicatesse illumina l‘inflexible et pompeuse cérémonie qui s’en suivit : trop impressionnée par la solennité de la scène, Patti Smith dû interrompre le second couplet de “A Hard Rain’s A-Gonna Fall”, confessant à l’audience guindée sa nervosité débordante. Si la scène pouvait surprendre venant d’une musicienne chevronnée dépassant les quarante ans de carrière, elle est à l’image de la sensibilité qui n’a cessé de caractériser l’œuvre de Smith. Artiste polyvalente avant d’être musicienne, elle s’est également distinguée en tant que peintre, poète, photographe, et enfile depuis quelques années les récompenses pour ses mémoires.

Paru en septembre 2017, son dernier-né Devotion est la porte d’entrée parfaite dans les récits de Smith. Construit en trois parties, ce court essai de moins de cent pages renferme tout ce qui fait le sel et les limites de son écriture. Dans les deux parties autobiographiques, on y retrouve le flot ininterrompu de pensées qui caractérisait son précédent effort, M Train, rappelant les âmes torturées de la Beat Generation. Le lecteur est alors invité dans l’esprit papillonnant de Smith, naviguant entre ses obsessions pour les poètes et autres figures littéraires historiques. On y croise toujours une révérencieuse admiration pour Rimbaud ou Camus, on y part à la (re)découverte de Simone Weil, philosophe française du début du XXe, de téléfilm estonien et de patinage artistique. Après quarante ans à fasciner le milieu artistique, Patti Smith est toujours cette éponge se nourrissant des voyages et lectures qu’elle multiplie. Le roman présenté dans le cœur de Devotion n’est certes pas son travail le plus intéressant, mais les deux souvenirs qui l’entourent sont un modèle de l’écriture éparpillée de Smith. Si cette courte plongée dans la psyché et la vie de l’icône punk vous laisse avec un goût de trop peu, jetez-vous sur Just Kids et M Train (réédité en février dernier), mémoires bien plus touchantes et complètes d’une artiste totale.

SMITH (Patti), Devotion.
New Haven, Yale University Press, 2017, 112 p. (à paraître chez Gallimard en novembre 2018)

Blues et féminisme noir

Angela Davis

Qui dit fin de l'esclavage ne dit pas début d'une totale liberté. Être une femme noire aux États-Unis entre 1850 et 1950, c'est vivre une vie étriquée, coincée entre deux immenses murs sociaux. Méprisées en tant que noires, méprisées en tant que femmes, c'est à travers l'infime faille de leur désir que les Afro-Américaines vont tenter d'atteindre la lumière. Et ce désir, dont elles se délectent moins parce qu'on peut l'assouvir que parce qu'il est tout du moins légal, va s'exprimer dans une musique dont les qualités intellectuelles et sociopolitiques ont longtemps été analysées – à tort – comme ayant été réservées aux hommes : le blues. Dans la lignée des gender studies, Angela Davis, afro-féministe fondamentale et ancienne élève d'Adorno et Horkheimer, tente de réhabiliter une lecture politique du blues féminin à travers trois figures majeures de sa période classique : Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday.

Grâce à ces trois artistes, les Afro-Américaines prennent vie dans les thèmes nourris par les changements légaux amorcés à la fin de l'esclavage : désirer qui l'on veut ; voyager où l'on peut ; dire ce que l'on pense. Outil anthropologique majeur à l'heure actuelle, le blues primitif se montre comme le vecteur salvateur de la vie des femmes dans leur époque, tout en restant écarté des clubs féministes bourgeois déjà à l'oeuvre au début du siècle. Ce sont aux femmes du peuple que parlent ces trois musiciennes, celles qui travaillent sans cesse, qui sont abandonnées par leurs maris, et qui cherchent à comprendre qui elles sont depuis qu'elles s'appartiennent officiellement. Angela Davis en profite pour faire la peau aux historiens masculins qui ont toujours laissé de côté cette période de la musique afro-américaine : des chansons trop invisibles selon eux, mais en réalité jamais imprimées en partition alors que les tournées de ces chanteuses faisaient carton plein partout où elles allaient ; des thématiques trop « antisociales », pour des ethnomusicologues qui ont toujours nié la possibilité d'un féminisme à l'intersection des luttes. La nouvelle traduction de ce texte de 1998 offre un vrai bijou à tout passionné de musique comme à tous ceux et celles qui souhaiteraient comprendre la vie des femmes afro-américaines de cette époque. Superbe bonus de l'éditeur : un CD fourni avec le livre, récapitulant des morceaux majeurs évoqués dans l'ouvrage, dont ce morceau de Ma Rainey dans lequel on pourra alors entendre ces mots programmatiques :

I got the world in a jug, the stopper's in my hand
I'm gonna hold it until you men come under my command.

DAVIS (Angela), Blues et féminisme noir
Trad. Julien Bordier, Montreuil, Libertalia, 2017, 416 p.

La Techno Minimale

Matthieu Guillien

Le livre de Mathieu Guillien, musicologue et producteur lui-même, part d'une saine volonté de rectification. La vague des années 2010 appelée « minimale » n'a rien de particulièrement minimale par rapport aux fondements de la techno, et si elle possède une certaine minimalité, cette dernière n'exprime rien de l'essence de la musique techno, telle qu'elle est née dans les années 1980 aux États-Unis. Mais cette rectification ne doit pas nous faire tomber dans un autre extrême : non, la musique techno n'est pas dite minimale parce qu'elle serait inspirée du minimalisme américain qui a pris son essor dans l'art après les années 1950, chez Rauschenberg et Malevitch en peinture, puis chez Steve Reich, Terry Riley et Philip Glass en musique. Si ces liens existent, ce sont des connexions, non dénuées de sens il est vrai, mais faites sous la forme de reconstructions a posteriori. La techno minimale, la vraie, est née à Detroit, lorsqu'une bande de jeunes afro-américains ont su faire croître la puissance d'une situation sociale le long de leur amitié. Ainsi le livre nous permet-il de rentrer légèrement dans le contexte des vies de Jeff Mills, Juan Atkins, Kevin Saunderson et les autres jeunes habitants de Motor City qui ont contribué à l'émergence de la scène électronique.

Dans un subtil mélange de biographie et d'analyse musicale, l'auteur interroge principalement la notion d'influence. D'où vient cette musique ? D'où ne vient-elle pas ? Quelle portée connaît-elle ? Quelle portée ne connaît-elle pas ? De la récupération arty de certains artistes à la naissance d'Underground Resistance, de la distinction avec la house de Chicago au conflit avec l'appropriation culturelle dont la techno est victime en Europe, l'ouvrage de Guillien est une somme essentielle pour s'initier à la compréhension de la musique électronique, bien qu'elle requiert quelques bases, moins techniques que culturelles. Au final, le grand et unique défaut du livre est son organisation, qui, bien qu'absolument pas anarchique, ne propose pas un repérage aisé dans l'ouvrage. Petit défaut à première vue, certes, mais pour un ouvrage présentant tant d'éléments de connaissance, cela peut être un problème si vous ne le lisez pas assez rapidement. Loin d'incriminer l'auteur, on sent plutôt la complexité de la transformation (principalement réussie, il faut le dire) d'un texte universitaire en un texte publiable pour le grand public, et qui doit trancher pour aborder le plus de lecteurs possibles.

GUILLIEN (Matthieu), La Techno Minimale.
Château-Gontier, Aedam Musicae, 2014, 272 p.

The Dirt

Mötley Crüe et Neil Strauss

"We used to think of ourselves as an army or a gang. That's why […] we bought a private jet and painted it all black with a giant dick and balls on the trail, so that every time we landed it looked like we were coming to fuck the city." The Dirt a beau faire 430 pages, on a l'impression que ce bouquin pourrait être résumé avec ces quelques mots. Certes, le groupe emblématique du glam metal nous fait aujourd'hui beaucoup rire, mais au beau milieu des années 80, la moindre raillerie à leur égard valait à son auteur une ratonnade en bonne et due forme menée par des mecs à l'improbable coiffure portant des frocs en cuir tellement serrés qu'on se demande encore comment leurs organes reproducteurs ont survécu à toutes ces années.

C'est en tout cas l'image que tentent de renvoyer Vince Neil, Nikki Sixx, Mick Mars et Tommy Lee dans cet ouvrage plein à craquer d'anecdotes plus WTF les unes que les autres où l'on croise des tourneurs flippés, des starlettes chaudes comme des baraques à frites, des groupes depuis tombés dans l'oubli ou la ringardise la plus totale, et beaucoup de décadence. Amis de la poésie, passez votre chemin: The Dirt parle exclusivement de cul, de dope et de rock'n'roll, mais ces élucubrations étant contées par des mecs ayant des melons cristianoronaldesques, la lecture de cet ouvrage est jouissive si elle s'exécute avec tout le second degré que sous-entend une telle entreprise. Ultime détail qui a son importance : il n'est nullement besoin de connaître la discographie du groupe pour aimer d'amour The Dirt.

STRAUSS (Neil), The Dirt.
Rosieres en Haye, Camion Blanc, 2017, 592 p.