Dossier

In Dust We Trust #16

par la rédaction, le 20 avril 2021

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a mobilisé notre temps de cerveau.

Various Artists

Heisei No Oto: Japanese Left-field Pop From The CD Age, 1989-1996

On est en train de s’en rendre compte : Internet n’est pas cet outil tout-puissant capable de subsumer tous les autres. Non, comme l’opéra du 19e n’est pas la forme totale qu’il prétendait être, mais bien un art à part, les algorithmes du web ne synthétisent pas nos modes d’écoute passés. Et outre la recrudescence très symptomatique du vinyle pour le grand public, certain·es diggeurs·ses s’aperçoivent que Youtube et Spotify, sous leurs airs de grande déferlante capable de tout emporter sur leur chemin, laisseront beaucoup de pépites sur le carreau. C’est du moins le constat de Norio Sato et Eiji Taniguchi, deux disquaires d’Osaka qui ont pondu cette magnifique anthologie qu’est Heisei No Oto pour le compte des Hollandais de Music From Memory. Alors certes, les compilations d’ambient et de city-pop japonaises fleurissent méchamment depuis quelques années. Mais ici, c’est l’idée du CD qui donne son identité si particulière à cet assemblage de (littéralement) « sons de l’ère Heisei ». Sato et Taniguchi ont parcouru les disquaires et cherché les passionnés du pays en quête de tracks dont seuls nos illustres Compact Discs se souviennent. Pour autant, il n’y a pas que des inconnus sur l’album : à côté de noms qui ne nous disent pas grand-chose se tiennent aussi des productions de Haruomi Hosono ou Yosui Inoue. Alors, on n’apprendra pas en écoutant Heisei No Oto comment s’est formée cette incroyable vague city-pop, mais ses dix-sept titres sont autant de pépites absolument parfaites pour se rendre compte de la diversité du mouvement au début des années 1990. Entre le minimalisme si touchant du Synagetic Voice Orchestra et la délirante chanson d’Hiroki Ishiguro, c’est un monde de fusion sonore sans limite qui s’ouvre, et à propos duquel Music From Memory affirme qu’il reste un travail monstrueux à fournir pour pouvoir tout épuiser. Le seul gros bémol, c'est que le LP est actuellement épuisé, même si un repress se profile(rait) à l'horizon. (Emile)

Nancy Sinatra

Start Walkin' (1965-1976)

Tout le monde connaît Nancy Sinatra. Enfin, disons plutôt que de la fille aînée de Frank, tout le monde connaît « These Boots Are Made For Walking ». Au-delà de ce tube planétaire qui vaut autant pour sa ligne de basse mythique que pour la prestation féline de Nancy Sinatra, c’est très aléatoire. Mais leur Nancy Sinatra, les formidables archéologues de Light in the Attic le connaissent sur le bout des doigts, et ils ont décidé de consacrer une bonne partie de l’année 2021 à valoriser le back catalogue de cette très grande dame de la musique américaine, dont le champ d’action ne se sera pas limité à la country. S’il faut s’attendre plus tard dans l’année à la réédition d’album aussi importants que Boots ou Nancy & Lee, le label de Seattle a d’abord voulu parler à tous ces gens qui connaissent Nancy Sinatra sans vraiment la connaître en publiant Start Walkin’ (1965 – 1976), une compilation dont le titre résume parfaitement les intentions : utiliser la période la plus faste de la chanteuse pour en cartographier l’ADN et tartiner le talent sur 4 faces d’un double LP magnifiquement présenté, entre liner notes éclairantes et superbes photographies. On l’a déjà dit assez régulièrement sur ces pages : par l’amateurisme ou l’opportunisme de certains, la compilation a progressivement perdu de son lustre. Pourtant, il faut aller au-delà des préjugés que l’on peut avoir sur le forma et se laisser balader par un tracklisting qui avance à peu près chronologiquement : ce qui veut dire que le disque s’ouvre sur les deux plus gros tubes de Nancy Sinatra, et se termine par sur reprise de « L’été indien » par Nancy Sinatra et Lee Hazlewood – ce dernier avant entendu le titre à la radio suédoise. Et au milieu, quelques reprises bien senties, un joli paquet de duos qui témoignaient de l’incroyable alchimie entre la chanteuse et son songwriter, l’iconique collaboration avec John Barry pour le générique d’un James Bond (plus tard samplée par Robbie Williams), et globalement pas mal de tubes histoire de rendre l’hommage qu’elle mérite à cette véritable star, qui a su s’extirper du carcan country dans lequel elle aurait pu s’enfermer, et dont l’influence continue encore aujourd’hui de se faire entendre sur les albums de certaines de plus grands stars de la planète, Lana Del Rey et Taylor Swift en tête. (Jeff)

Christophe

Bevilacqua

Dans la carrière riche mais inconstante de Daniel Bevilacqua alias Christophe, Bevilacqua, sorti en 1996 fait figure de tournant. Le disque arrive après un silence quasi intégral de 13 ans et autant le dire plus personne ne compte réellement sur le chanteur qui a cultivé une image de crooner kitsch, collectionneur de Juke-Box un peu à l’ouest. Pour son retour, le dandy a travaillé sur un projet personnel (le seul album de sa discographie où il compose l’ensemble des textes et des musiques) et expérimental. Son amour des claviers, du bidouillage et sa manie de tout enregistrer lui fournissent un matériau parfait pour créer un album entre la chanson et l’électro, entre les années 80 du Novice de Bashung et le XXIe siècle du Chaleur humaine de Christine & The Queens. Au milieu de titres plus classiques comme "Le tourne cœur", on retrouve ainsi sur l’album un patchwork d’interviews du chanteur sur fond de techno dans « L’interview », une langoureuse ballade métallique de 9min à la gloire du créateur de Ferrari dans « Enzo », un enregistrement d’une partie de poker avec Alan Vega agrémenté d’une basse pleine de mystère dans « l’as Vega » ou encore un hommage cyberjazz aux bluesmen qu’il a toujours admiré dans « Shake It Babe ». Le résultat atmosphérique, moderne et déroutant passe compétemment inaperçu à sa sortie et c’est seulement aux débuts des années 2000 quand le chanteur reviendra en grâce qu’il acquiert un statut culte. Pour célébrer les un an de la disparition de Christophe et les 25 ans de la sortie de l’album, le disque ressort dans une édition qui comprendra les 13 morceaux originaux dans leur remastering de 2013 ainsi que 6 remix electro-house sympathiques mais pas incontournables et un nouveau livret comprenant préface, notes et photos rares. Une bonne occasion de se replonger dans cette étrangeté qui en a fasciné plus d'un. (Amaury S.)

Roger Fakhr

Fine Anyway

C'est au Liban que le label Habibi Funk a posé ses valises depuis quelques sorties, après avoir exploré en profondeur les sillons de la funk d'Algérie ou du jazz du Soudan. Grand bien lui en fasse : la structure semble prendre beaucoup de plaisir à aller chercher les songwriters les plus illustres du pays, pourtant méconnus à l'international, pour leur offrir un éclairage au travers de belles compilations. Et sa dernière obsession en date se nomme Roger Fakhr, guitariste originaire de Beyrouth expatrié aux Etats-Unis, et au CV déjà pas dégueulasse, puisqu'on a eu le plaisir de le croiser aux côtés de Fairuz ou Ziad Rabhani, dont les œuvres ont fait l'objet d'un repress par les gens de Wewantsounds. Chez Habibi Funk, c'est sur l'incroyable disque de Issam Hajali qu'on a pu l'entendre, disque qu'ils ont écrit ensemble peu après avoir fui la guerre qui a frappé le Liban a la fin des années 70. Un petit bijou folk qui transpire le mal du pays, et qui avait convaincu la structure de lui offrir une réédition en bonne et due forme en 2019. Ce n'était donc qu'une question de mois avant que Fakhr n'ait droit à son tour son coup de projecteur : c'est désormais chose faite avec Fine Anyway, une collection de dix-huit titres qui permet de prendre la mesure de son talent de songwriter seul face à sa guitare - on pense d'ailleurs à Simon & Garfunkel sur le très beau « Lady Rain » qui ouvre la compilation. Des chansons d'une sincérité désarmante, tantôt épurées, tantôt fourmillant de beaux arrangements et qui, choix assez rare sur tout le catalogue de musique libanaise fraichement réédité, se chante intégralement en anglais – ce qui trahit, sinon une envie de succès à l'international, au moins une volonté de se faire comprendre du plus grand nombre. Si l'on perd sur le côté exotique d'une langue qui se chante pourtant merveilleusement bien, Fine Anyway donne un bon aperçu des nombreux talents du Libanais et de sa capacité à écrire de jolies chansons, loin de sa ville natale. Un petit bonbon de plus à l'actif de l'écurie de Jannis Stürtz qui continue son exploration des disquaires d'Afrique, sans jamais donner de limites à sa curiosité. (Aurélien)

Various Artists

La Ola Interior (Spanish Ambient and Acid Exotism 1983-1990)

En 2018, Les Disques Bongo Joe avaient touché la grâce avec l’excellente anthologie La Contra Ola, retraçant les débuts de l’underground post-punk dans une Espagne en plein bouleversement politique. Trois ans plus tard, on reçoit La Ola Interior comme une saison 2 longtemps attendue. Exit la cold wave et le punk, et bonjour l’ambient, et avec une volonté particulière : celle de laisser de côté le balearic beat, mélange de house et de musique lounge qui deviendra le symbole de l’explosion d’Ibiza à la fin des années 1980. Ici, la sélection de Loïc Diaz Ronda se concentre sur deux branches bien particulières de l’ambient underground du début de la décennie, celle originaire du psych-kraut allemand et celle plus proche du minimalisme américain. Arrivées aux portes de la Méditerranée, c’est un tout nouvel arbre sonore qui va se développer, cherchant notamment à piocher du côté des musiques asiatiques, africaines, mais aussi, plus évidemment, sud-américaines. Cette ambient-là n’aura jamais le destin de la trance insulaire et festive qui règne encore aujourd’hui en Espagne, et pourtant : l’intensité presque mystique du track de Javier Segula, la créativité de la recherche de sonorités non-occidentale dans le « Trivandrum » de Miguel A. Ruiz, tout est fait dans La Ola Interior pour dévoiler à la fois la quête de nouveauté des expériences musicales très « intérieures » de cette shortlist de producteurs et leur étrange volonté de faire de l’Espagne sonore l’héritière multiculturelle de ce qu’elle fut avant la Renaissance. Ce que l’ambient actuelle doit à cette mouvance n’a rien d’évident, mais il n’est jamais trop tard pour se rattraper. (Emile)

Grauzone

Grauzone

Quel est le point commun entre la playlist du bal des pompiers de ton village et toute discographie cold wave qui respecte ? Stephan Eicher. Ou plutôt Grauzone, groupe suisse au sein duquel le jeune Eicher officia de 1980 à 1982 aux côtés de son frère Martin, et qui connût un joli succès auprès de nos amis germanophones et chez tous les corbeaux les mieux informés du Vieux Continent, notamment à la faveur du tube « Eisbaer ». S'il paraît certes difficile de s'imaginer l'interprète de « Déjeuner en Paix » en jeune officier de l'underground, comme il l'est d'imaginer son père aujourd'hui encarté aux Républicains en épigone de Mikhaïl Bakounine, Grauzone bénéfice pourtant d'une foule d'admirateurs secrets, voyant (justement) dans la discographie pourtant restreinte du groupe l'une des éruptions les qualitatives des premières années post-punk. Et c'est une communauté qui pourrait aujourd'hui s'agrandir grâce au travail toujours aussi malin du label genevois WRWTFWW Records qui, en publiant l'intégralité du catalogue de nos amis de Grauzone, braque non seulement les projecteurs sur un groupe immensément culte et injustement méconnu, mais en profite au passage pour garnir les armoires du collectionneur généreux d'un objet magnifique (surtout si vous optez pour le gros coffret des familles), sur lequel il retrouvera dans des titres comme « Eisbär » ou « Raum » toute la froideur, la déshumanisation, et la rigidité machinale qu'on est en droit d'espérer d'une telle formation. Un superbe travail de réédition donc, supervisé par Eicher en personne, qui permettra peut-être de diviser par deux l'âge moyen de son auditorat, et qui assoit un peu plus la légitimité du Suisse dans toutes les bibliothèques. (Pierre)

Teaspoon And The Waves

Teaspoon And The Waves

Ces dernières années, au détour d’un set de Motor City Drum Ensemble ou Gilles Peterson, il est fort probable que vous ayez dansé au son du saxophone de Teaspoon Ndela, musicien sud-africain à la tête de Teaspoon and the Waves, à qui l’on doit en 1977 la bombe jazz-funk « Oh Ye Soweto », qui est en fait une adaptation du « Going Back to my Roots » de Lamont Dozier, le genre de titre qui a dû faire les beaux jours du Loft de David Mancuso ou du Paradise Garage de Larry Levan – quand bien même c’est la version autrement moins soulful (et inspirée) d’Oddissey qui a fait le bonheur des charts quelques années plus tard. Ce fameux titre de Teaspoon and the Waves, on le trouvait également sur le troisième volume des compilations Mr. Bongo Record Club, ce qui aurait pu laisser penser qu’on tenait là un one hit wonder en puissance. C’est tout le contraire qu’a voulu démontrer le label et shop basé à Brighton en rééditant le fameux disque dont est issu « Oh Ye Soweto », et sur lequel on trouve quatre autres titres qui sont autant de fusions réussies et franchement irrésistibles, ou jazz, funk, soul et disco se tirent gaiment la bourre – tandis que « Saturday Express » laisse exploser son côté funk et vise clairement le dancefloor, un titre comme « Friday Night » opte pour un groove autrement plus câlin qui permet à Teaspoon Ndela de montrer tous ses talents de saxophoniste dans un solo dont on voudrait qu’il ne se termine jamais. Bref, pour le one hit wonder, on repassera. Quelques années plus tard, en 1986 plus précisément, Teaspoon Ndela a eu l’opportunté de participer à l’enregistrement du Graceland de Paul Simon, disque balise de la world music contemporain, et objet d’une sérieuse polémique au moment de sa sortie, Paul Simon ayant été accuser de ne pas respecter le boycott culturel alors imposé à l’Afrique du Sud raciste et ségrégationniste en allant enregister le disque à Johannesbourg. Si on pourrait penser qu’il s’agit là du point culminant de n’importe quelle carrière, une réédition comme celle-ci sert de contre-argument idéal. (Jeff)

4 Mars

Djibouti Archives Vol. 1 (Super Somali Sounds from the Gulf of Tadjoura)

Les années 1970 ont été une période de libération autant que de trouble pour Djibouti. La tension posée par la France et la prise d’otages de 1976 a rendu la vie sociale et politique intenable, et va exploser au printemps 1977, lorsque sera enfin déclarée, après une interminable décolonisation, la république indépendante de Djibouti. Ce début d’une nouvelle vie pour Djibouti sera donc entamée un 4 mars, date qui donnera son nom à l’orchestre de cette libération. Le collectif 4 Mars sera la bande originale d’un printemps d’abord, puis des vingts années pendant lesquelles Hassan Gouled Aptidon, chef du mouvement indépendantiste, sera au poste de président de la République. Enregistrées en quelques sessions ou en live, les archives de 4 Mars sont des objets fragilisés par le temps et l’oubli, et que le centre d’archive du pays a décidé d’ouvrir à Ostinato pour en favoriser la publication. C’est que le collectif ne fait pas partie des grands noms de la musique est-africaine des années 1980. Pourtant, on y retrouve toute la richesse d’une société à laquelle, comme le dit le label, « mène tous les chemins ». Structures soudanaises, instruments éthiopiens, sonorités turques : 4 Mars évolue entre l’héritage de son passé, les inspirations des voisins et les musiques d’autres luttes, comme le reggae ou le blues. Par l’ouverture de ces Djibouti Archives, Ostinato Records poursuit sa razzia sur les archives musicales africaines avec un travail qu’on imagine particulièrement excitant, tant en terme de découvertes que de restauration. On n’en reste pas moins dubitatif sur ce que cela fait à un peuple de devoir déléguer la publication de ses archives à un label occidental, mais on imagine que pour le moment, la seule solution pour avoir l’écho d’un peuple se libérant d’une soumission de droit à l’Occident, c’est de passer par sa soumission de fait. (Emile)