Concert

Felicia Atkinson + Voiski [live ambient] + Tryphème

La Gaîté Lyrique, Paris, le 11 juin 2021
par Émile, le 28 juin 2021

On ne cesse d’annoncer la mort de la presse musicale écrite, écrasée par l’efficacité et la simplicité d’usage du podcast. Pourtant, il faudra bien quelqu’un pour transmettre d’esprit à esprit ce qui n’a pas pu être enregistré.

À la Gaîté Lyrique, ce vendredi 11 juin, pour le festival Les Yeux Fermés, les téléphones portables étaient interdits. Enfermés dans des pochettes fonctionnant comme les boîtes antivol des grands magasins, nos familiers électroniques n’ont pu capturer aucune image et aucun son durant la soirée. Qu'il s'agisse du choix des artistes ou d'une décision de la salle, l'initiative appuie un propos intéressant. Sur le temps du concert pour commencer – qui plus est dans le cas de l’ambient - pensé comme un temps à part, désaxé des fils d’actu ou plus simplement de nos horloges. Une réflexion sur la concentration qu’on accorde à la musique live également, en cherchant à contraindre la capacité à enregistrer, mais aussi tout bêtement à produire de la lumière pendant le concert.

Cela fait plusieurs années qu’on voit émerger l’idée de live sans téléphone (elle est déjà de plus en plus présente dans le stand up), et l’expérience vaut la peine d’être mise en place. Pas parce qu’elle permettrait un retour à un live plus « originel », mais parce qu’elle permet de saisir l’impact des objets techniques sur le rapport qu’on entretient effectivement avec notre environnement, peu importe ce que l’on souhaite ou pas. Le téléphone portable, malgré son intégration quasi-organique à notre quotidien, induit beaucoup de comportements importants en live. Certes il permet d’entendre les copain·ines hurler « DEVANT À GAUCHE DE LA RÉGIE » tous les quarts d’heure pendant nos festivals, mais au-delà de son caractère pratique, c’est un outil qui induit des luminosités imprévues, de la déconcentration, l’insertion d’un écran – littéralement et métaphoriquement – vis-à-vis de la scène, le tout transformant radicalement l’appréciation du phénomène live. Alors on pourrait tout à fait imaginer une prise en main de ces paramètres permettant de les intégrer au concert, allant peut-être au-delà de la demande d’allumer les lampes-torches, poussant le lien fonctionnel entre la scène, le public et les instruments à disposition. Toujours est-il qu’en l’absence de cette réflexion sur l’usage du téléphone dans nos salles ou nos festivals, c’était effectivement une sensation particulière que celle de n’avoir pas accès à son téléphone pendant plus de trois heures de live.

Surtout que la contrainte sanitaire dessinait en négatif la créativité de la scénographie : les artistes étaient installé·es au milieu de la grande salle à l’étage, et tout autour des matelas étaient semés pour que le public puisse vivre le concert allongé. Si l’on ne peut pas le faire debout, pourquoi se forcer à être assis ? Ce petit pas de côté vis-à-vis de la situation sanitaire était évidemment parfaitement adapté au programme de la soirée.

C’est Tryphème qui a ouvert le bal vers 19h30, en proposant un set d’une quarantaine de minutes, construit autour de notes de synthétiseur très percussives, très digitales. Il faut dire que la qualité sonore et acoustique de la Gaîté Lyrique permettait de rendre à merveille la finesse du travail qu’il avait fallu mettre dans un tel rendu narratif.

Puis vint le tour de Voiski, qu’on a plus l’habitude de voir dans des Boiler Room classiques, sautant de pépite house en pépite techno entouré d’un public qui porte ses lunettes de soleil beaucoup trop tardivement pour être en pleine possession de ses moyens. Pour l’occasion, il a joué le jeu – qu’il connaît très bien également – de l’ambient. Un set globalement construit en deux parties : la première de vingt minutes, très portées sur des nappes et un son très enveloppant ressemblant à ce qu’on connaît de l’ambient depuis l’explosion d’écuries comme Room40. La seconde qui utilisait plus à propos sa maîtrise des arpèges et osait conserver l’esthétique de l’ambient tout en cherchant à sortir des nappes pour se concentrer sur des aspects plus mélodiques, dans un sens très large.

Honnêtement, si les deux premières parties de la soirée étaient une parfaite remise en route de nos soirées électroniques, c’est Felicia Atkinson qui nous a rappelé pourquoi on tenait tant à venir à la Gaîté Lyrique ce vendredi. La Française ne rentre pas dans les codes d’une ambient qui aurait hérité son identité d’une filiation avec le new age et la house, mais rappelle plutôt les pionnier·es de l’expérimentation électronique des années 1950 à 1980. Avec un traitement sonore très « concret », utilisant certains bruits mécaniques, mais surtout énormément de chants d’oiseaux, qui donnaient l’impression que la poésie de ses mots et l’architecture de ses sons avaient été déposées sur un grand field recording forestier. Les textes et les instruments (rhodes et modulaire principalement) se répondent dans une harmonie fascinante, rappelant à quel point la musique de Felicia Atkinson est sensible et observatrice du monde qui l’entoure.

Après avoir lu cela, et si vous êtes dans un cercle plus ou moins large de la fanbase des musiques aventureuses dont l’ambient fait partie, ces concerts doivent ressembler à une soirée rêvée. Trois artistes fabuleux qu’on écoute dans le noir complet, l’émancipation des notifications et un confort inégalable, tant au niveau sonore que matériel, c’est une expérience à tout point de vue idéale. D’autant plus qu’il faut saluer la qualité de l’organisation, le professionnalisme des agent·es de la salle et la créativité d’un set-up donnant l’impression d’être une idée originale alors qu’il déguise habilement des contraintes sanitaires encore très lourdes. Sauf qu’on ne les oublie pas, ces contraintes. Alors on espère que cette sieste mentale dont on a pu profiter devant Tryphème, Voiski et Felicia Atkinson annonçait un réveil. Le réveil d’une musique dont pourraient également profiter nos corps, certes très bien aménagés pour l’occasion, mais néanmoins ménagés et donc laissés de côté ; et le réveil de cette collectivité humaine que l’espace de concert seul sait construire. Un espace où le dialogue est toujours existant, ne serait-ce que par la proximité d’autrui et l’unité de la mobilité de nos corps.

Ce vendredi 11 juin 2021 avait lieu une soirée magnifique à la Gaîté Lyrique. Un équivalent musical du restaurant gastronomique, dans lequel on mange magnifiquement bien, sans être dérangé par personne. Maintenant, on voudrait bien qu’en plus de ces soirées-là, on puisse être moins esseulé·es dans l’expérience live. On veut moins de place, on veut les autres, on veut le groupe, on veut la danse. Et on s’en est rappelé avec vivacité en replongeant dans l’obscurité de la salle.