Who Sent You ?

Irreversible Entanglements

International Anthem – 2020
par Aurélien, le 23 avril 2020
7

À l’heure la planète répand les miasmes de sa rage, certains clichés continuent d’avoir la peau dure. Notamment celui qui énonce que le jazz est une musique à ne pas écouter avant quarante ans, voire que l'on ne peut comprendre si l'on n'est pas soi-même musicien. Une manière de dire combien le genre a la réputation d’être élitiste alors même qu’une écoute aux récents travaux de Shabaka Hutchings ou Jaimie Branch prouvent à eux seuls la pertinence de son actualité, portant le jazz aux confins de la politique et de l’identité sans sacrifier son goût pour l’improvisation. Un constat également applicable aux quatre New-Yorkais d’Irreversible Entanglements qui, avec leur deuxième album pour le compte d'International Anthem, ne sont clairement pas venus pour caresser le jazz à papa dans le sens du poil. Sur Who Sent You ?, on sent même qu’ils ont la haine contre lui, et que ça leur va plutôt bien.

Car Who Sent You ? ne s’adresse clairement pas à ceux qui veulent que le jazz campe sur des positions vieilles d’un demi-siècle. Ce nouvel opus préfère convaincre une génération qui paie les pots de cassés de cinquante ans de mépris de classe, de patriarcat bien assis, et de bien-être mesuré à travers les seuls prismes du profit et de la croissance. Pas bien surprenant d’entendre alors sur ce brûlot la voix unique de Moor Mother, dont la cote monte en flèche ces derniers temps - pas plus tard que l'année dernière on la croisait sur le dernier disque du Art Ensemble Of Chicago. Elle s’impose ici comme la voix revendicatrice dont le moteur est alimenté par l’énergie free jazz de ses collègues, imposant par le seul charisme de son spoken word un effort de retenue bienvenu au milieu de leurs explosions improvisées.

C’est d’ailleurs grâce à cette retenue que Who Sent You? peut se permettre de jouer les prolongations, et de se montrer fiévreux et aguicheur en toutes circonstances. Sans jamais servir la soupe, mais en laissant exploser progressivement son énergie, ce bal félin est mené à la baguette par une Moor Mother qui agit comme un catalyseur efficace pour alterner les longues plages d’accalmie et vagues de colère. Who Sent You? se suffit en tout cas de peu pour provoquer l’inquiétude et la fureur chez son auditoire, avançant avec une énergie digne d’un groupe de punk comme Minor Threat.

Avec ce disque engagé et contagieux, on se prend à croire que les salles de jazz se rempliront comme jamais. Osonscroire que des jeunes passeront plus spontanément la porte d’une salle comme le New Morning ou Flagey pour écouter ce que cette génération a de plus urgent à raconter à travers ses cuivres, ses cordes et ses futs. Mais on le sait : on rêve un peu trop fort. Car s’il ne s’agit ici de remettre en question les formidables apports de John Coltrane ou de Miles Davis, Who Sent You? est passionnant dans sa façon replacer le jazz dans une certaine actualité. De tourner un peu le dos au passé du genre pour le reconstruire, lui apporter un regard et une énergie neufs pour coller au mieux à son époque. Avec un disque comme celui-ci, comprend que le jazz joue une nouvelle partition des plus passionnantes, voir qu'il écrit une page majeure de son histoire. Ce serait dommage de passer à côté.

Le goût des autres :
7 Émile 8 Louis