We Think We Alone

Deem Spencer

The Flower Shop – 2017
par Amaury, le 3 octobre 2017
7

Deem Spencer : la fraîcheur du hip-hop downtempo, le marchand de fleurs lo-fi – on ne rigole pas. Enfin un peu. Et pourtant ces qualificatifs, avec lesquels le jeune artiste s’amuse, résument assez bien l’ambiance de ses productions. Entre des lignes mélodiques minimales et des rayons lumineux plutôt brouillons, on rencontre une série de fleurs. Ce genre d’apparitions soudaines, si simples et si percutantes.

En début d’année, on vous avait présenté les prémices de la carrière de Deem Spencer, ainsi que son premier EP, Sunflower, proche du travail d’un Archie Marshall avec sa structure rap cadrée qui s’étend sur des vagues aériennes, éthérées. L’expression vocale s’y fondait avec nonchalance au travers d’un roulement détaché qui ne perd jamais le ciselage des mots, emportés dans son courant. Malgré un souffle minimaliste, le panel de couleurs oscillait entre funk et jazz fusion par touches infimes qui suffisent cependant à suggérer un monde.

L’artiste de 22 ans prolonge son savoir-faire dans un nouvel EP, We Think We Alone, plus fouillé et plus tranchant. Sans oublier de souffler un gros coup sur ses constructions de sable, la manière se précise encore en allant plus loin dans les influences : « Dirt » propose par exemple des élans funk-rock propres aux 70’s sous une couche de blues façon 50’s, dans un filtre bien moderne dont on ne perçoit pas les frontières. Ça fuse très juste, et la frustration est d’autant plus forte de voir le tout s’arrêter brusquement.

Parce que, sur cet EP, Deem Spencer a choisi de respecter une logique du sabotage. Tous les morceaux s’arrêtent nets, souvent après une montée en puissance sur de faibles variations très efficaces. Elles sont comme décapitées, zappées. L’énergie se relance sans arrêt sur ce disque du pénible commencement. Mais toute cette logique a un sens, évidemment : les élans enrayés conduisent d’abord vers l’entièreté du morceau « Eve’s Titties » qui reçoit alors une forme d’apaisement dans sa tension si palpable. « Moonflower » reconstruit le dynamisme à sa suite en conservant son impulsion poétique au travers d’un rap plus classique, jusqu’au sabotage.

Derrière, « Look at the Bright Side » se lance dans une éclaircie, un rayonnement fort qui sature, pour se terminer comme une toupie en fin de course, un nuage blanc qui s’éloigne – puis cela ripe, de nouveau. Le morceau va pourtant jeter un pont vers le dernier titre qui le rejoint non seulement par son intitulé « Bright Side », mais aussi par le jeu mélodique, comme si le regard du look at the touchait enfin la cible. Dernier morceau de l’ep donc, le plus long. Il reprend l’ascension pour la conduire cette fois vers son explosion finale, avec des saxophones. Comme si le disque rencontrait enfin une réelle libération. Roulement continu, arrêt progressif et lente sortie en fondu, le tout au fil d’un puissant minimalisme. Comme une réconciliation finale.

Avec un petit 8 titres, Deem Spencer donne ainsi un véritable cours d’écriture, de composition, quant à la narration d’un disque. Il démontre comment la construction interne d’un morceau peut magnifiquement déployer ses tentacules le long d’une série qui trouve alors des réponses, des échos et des relances, afin de démultiplier les sens et la poésie. Il y travaille et prépare une nouvelle puissance, en supplément à la force première de ses créations. Il les fait passer d’un statut de productions à celui d’œuvre. Toutefois, les techniques qu’il emploie ici, notamment le sabotage et la narration brève, lui permettent aussi d’esquiver très facilement un grand nombre d’écueils qui risquent de se présenter sur des trajets sonores bien plus étendus. On reconnaît donc son grand talent, superbe, et on attend terriblement ce grand disque qui viendra le confirmer une fois pour toutes.