Touch Five

Phill Niblock

Touch Music – 2013
par Simon, le 21 janvier 2014
8

S’il nous reste encore un peu de jus dans la tige au moment de fêter nos quatre-vingt balais, il y a peu de chances qu’on soit les pionniers de quoi que ce soit – quoi qu’à force de le répéter, je finirai bien par trouver un remède à mes trop nombreuses gueules de bois. Au mieux, je sécherai gentiment dans une maison de vieux, où je pourrai tranquillement mettre des branlées au bingo à mon cher et tendre rédacteur en chef tout en ressassant inlassablement toute l’aversion que j’éprouvais pour la musique de James Blake en mon jeune temps. Mais de là à faire figure de héros musical, et à donner sans cesse un souffle nouveau à une œuvre intarissable, il y a une marge malheureusement bien trop grande que je ne saurais franchir, même virtuellement. En ça, nous ne serons jamais des pionniers. On ne sera jamais des Phill Niblock.

Car les années passent, mais le talent, lui, ne faiblit pas. Une vie dédiée au drone véritable, à disséquer les propriétés du spectre sonore, à dissocier et à assembler. Un techno-monstre qui en deviendrait presque cool, tant sa musique fait finalement la nique à toutes les attitudes intellectualisantes sans que la qualité de ses œuvres n’ait à subir la moindre inflexion. Depuis quarante-cinq ans. Une existence dédiée à la manufacture d’un drone tonal, monolithique et mystique. A moins que l’oreille n’ait écumé pas mal de sorties du genre, il peut paraître difficile, au premier abord, d’intégrer complètement la magie musicale de Niblock, sa transe encadrée, ses choix académiques et ses retombées sur l’esprit. Pourtant il n’y a là aucune déviation, aucune transgression. L’Américain fait couler du son. Beaucoup de son. Une intégralité de son. Pas de mélodies, pas de pulsation, aucune structure matérielle sur lesquelles les oreilles pourraient prendre corps. C’est probablement le seul et unique défi qui attend vos oreilles pour ouvrir définitivement les portes cette discographie en or – et a fortiori de ce nouveau double disque publié par Touch Music.

Cinq pièces, deux heures de musique tonale, et une infinité de possibilités, de drames et de mises en scène. Calé sur le mode de l’onde sonore, ces cinq pièces montent et descendent avec plus ou moins d’épaisseur, se dilatent sans explosions. Un requiem pour les cordes, assemblées avec soin, micro-pièces par micro-pièces, qui mutent naturellement (et instantanément) en des blocs sonores extrêmement compacts, en prenant soin d’y faire bouillir la vie en son sein, de tout diversifier. Un bouleversement intégral des sens, comme observer une mer dans son intégralité visible – l’intégrer – et ensuite se concentrer sur les vagues qui en forment la surface. Deux réalités, un concept inamovible révélé par une infinité de spectres se mouvant sans cesse. D’ailleurs, cette vague monte rapidement au niveau du plafond pour ne jamais retomber, pour que l’oreille soit sans cesse submergée par de la masse en mouvement. Rien n’est plus important que le mouvement incessant dans l’œuvre de Niblock, et c’est précisément ce flux permanent – couplé à l’infinité de formes - qui crée la dynamique intarissable, le lyrisme sous cloche d’une musique absolument énorme (littéralement).

Le paradoxe de cette musique est qu’elle pourrait, avec des erreurs certaines, être préjugée de fixe et d’unique dans son développement, alors que c’est le cumul d’informations qui lui donne cet aspect titanesque et monolithique. Un faisceau sonore qui apparaît premièrement comme unique en raison du trop-plein de variations infimes du son, des caprices de sa résonance et de la multiplication mathématique des couches et sous-couches – pleinement distinguables pour peu qu’on leur accorde de l’attention. L’agglomération par la multiplication. L’unique dans l’infini.