Sur écoute : Saison 1

Bakari

Hall Access – 2021
par Amaury, le 11 juin 2021
9

On ne peut que faire confiance à un mec qui décide de glisser une référence à la série The Wire sur la pochette de son projet. Et quelle référence, puisqu’il s’agit de cette fameuse scène dans laquelle D’Angelo Barksdale apprend à ses fantassins le jeu d’échecs : les pions, dans le jeu, ils se font vite liquider. Ce clin d’œil est d’autant plus frappant qu’il se présente avec une subtilité qui tend à disparaître dans le rap game ; la plupart des MC se suffisent en effet à citer les tauliers de la série – d’Avon Barksdale à Marlo Stanfield en passant par Stringer Bell ou le Grec – en oubliant la dimension proprement dramatique que cette dernière soulève. The Wire, ce n’est pas qu’une question de came ou de domination ; c’est un tourbillon de valeurs et de puissances qui voient le bien et le mal, le fort et le faible, jouer une partie de chaise musicale, ou de jeu d’échecs, sans fin.

Cette finesse, le Liégeois Bakari l’a bien comprise. Ce n’est donc pas sans raison que ses textes ou sa musique, bien qu’ils évoquent le plus souvent le contexte de la détaille, sortent du cahier des charges que l’on peut observer dans le rap contemporain, avec une certaine saturation. Comme Fianso l'a reconnu à demi-mot, bon nombre de rappeurs s’efforcent à placer dans leurs textes des mots balises qui devraient leur céder instantanément une forme de street-crédibilité, très tendance : « O.C.R.T.I.S. » ; « guitare » ; « nounou » ; « akha » ; etc. Que ces artistes aient vécu ou non les situations qu’ils convoquent importe finalement peu, leurs divers discours finissent tous par endosser un seul et même déguisement. Et le vrai problème, pour une marionnette, c’est de laisser voir ses fils.

Malgré sa singularité, Bakari n’en devient pas pour autant le nouvel auteur intello qui décrirait la société moderne avec une plume ciselée : il laisse simplement son vécu parler, sans filtre et sans masque. Au point d’avoir effectué un virage dans sa carrière qui a conduit son rap bien kické vers une formule plus chantée, que l’on oserait qualifier de R&B, voire de soul urbaine, dont l’ep Sur écoute : Saison 1 (pour une trilogie) est le dernier témoin en date.

Ce 6 titres ne propose pas de flows qui pourraient se cantonner à un seul genre particulier. Tant que possible, la voix comme les rythmes cherchent les toplines efficaces, les mélodies qui élèveront l’énergie du morceau : il suffit de lancer les deux premiers titres, en passant de « Jamais » à « Sommet », pour comprendre que les vocalises de Bakari fonctionnent comme une chaîne de traction. En tête, sa voix emporte la production et les mots pour ne laisser derrière eux qu’un sillage mélancolique, sur des durées relativement brèves qui empêchent l’auditeur d’atteindre ce traditionnel point de l’excès, où les vibes R&B deviennent vite des plaintes aussi oppressantes qu’un râle de chèvre.

Cette impression de présence, en première ligne, découle notamment d’une volonté de maintenir sa musique dans un milieu « organique » : très peu d’autotune, de kits Ableton asphyxiants, d’adlibs en surnombre, et autres techniques d’esquive moderne. Bakari sait prendre le temps de se taire – de laisser son art respirer, en utilisant le vide comme une force. Son « Dans Ma Rue » entre ainsi en résonance avec le tube éponyme d’un Doc Gynéco, 25 ans plus tard, dont le regard se porterait sur le monde d’aujourd’hui, perdu dans une vapeur translucide. Il est donc encore possible de chanter le béton.

Comme son prédécesseur, on ne sait d’ailleurs jamais où se place la mélancolie de Bakari : s’il s’évertue à vouloir quitter son quartier, le chemin qu’il emprunte pour le faire, en atteignant le succès, ne cesse de valoriser ce dernier. Une lutte hésitante et émue, de l’entre-deux, que l’on retrouve jusque dans la très élégante prière « Comme les autres » qui clôt cet ep, avec une écriture minimaliste frappante, proche des grands élans d’un Booba – ayant d’ailleurs lui aussi un morceau du même titre.   

Autant dire qu’on a rarement croisé une approche si complète du hip-hop contemporain, pour un artiste dont les projets n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, avec pourtant déjà cette allure de « projet de la maturité ». Il faut absolument prolonger la découverte de Sur écoute avec les autres titres récents de Bakari : notamment sa série SoloBinks, dans laquelle « Impliqué » rivalise sans crainte avec l’art de Damso, ou le single « N’Da Blocka » qui se permet de raccrocher un pont rap à la manière de Larry (collègue de label) sans rester bloqué dans cette ornière hardcore ; voire même aux côtés de Sofiane Pamart pour un « Panamera » dont la rumba très pop parvient à conserver sa fierté canaille ; ou encore devenir loveur avec notre coup de cœur Jäde, gunslinger parmi les rangs drill du UziGang, comme un bras droit déterminé pour Isha.

Dans tout ce mouvement, Bakari ne se perd jamais et ne ressemble à personne, malgré sa musique très référencée : il possède une identité toute tracée, qui ne cache pas son cœur ou ses torts, qui ose montrer avec émotion son équipe en bas des blocs, sans gonfler les muscles, mais pourtant prête à montrer les crocs. Il ne reste qu’à mettre du respect sur son nom, puisqu’il s’en est déjà fait un.

Le goût des autres :
8 Ruben