Prosthuman

Camera

Bureau B – 2021
par Émile, le 21 mars 2021
7

Vous en êtes où dans votre rapport au concept de genre musical ? Il est souvent de bon ton de dire que c’est un carcan dont on doit se passer à la grande époque des fusions esthétiques. Cela pourrait même être une version musicale de la loi de Murphy : lorsqu’on associe deux genres musicaux, on tombe nécessairement sur la description d’un groupe existant (ma conscience : « même grunge-manouche ?»). Alors, parce que parfois on a bien envie de s’en foutre royalement et de retrouver l’insouciance de notre moi des années 1990 qui écoutait « du rap », on est tout content de tomber sur un groupe qui fait dans le tout-dehors au moment de décrire.

Lâchons la bombe : Camera, c’est du kraut. Alors on peut l’appeler du post-psych-noise-kraut, c’est du kraut. Et non seulement on ne gagnera pas grand-chose à chercher l’appellation parfaite, mais il semble même qu’on gagne énormément à ne pas le faire. Fondé en 2012, en provenance de cette chère Berlin, Camera est un groupe explorant mélodies et sonorités en tout genre, donnant une rare impression de fun permanent. Et même en live, où elle est pensée sur le mode du set et non de l’enchaînement de titres, son étrangeté ne parvient qu'à faire ressortir son efficacité. On a toujours un peu eu la sensation que le groupe se vivait sous une sorte de devise du « et pourquoi pas ? » au moment de composer, et que ça faisait un grand bien à tout le monde. Mais si on peut parcourir la discographie de Camera avec cette impression de diversité, c’est aussi parce qu’il y a effectivement une diversité : un line-up très changeant autour de Michael Drummer.

Nouveau membre au synthé, nouveau membre à la guitare (remplaçant le co-fondateur Timm Brockmann), le groupe se gonfle et se dégonfle au gré des potentielles dissociabilités dont on ne sait pas grand-chose (tapez « camera » sur google pour voir si vous tombez sur le groupe), mais dont la discographie profite clairement en terme d’éclectisme. On trouvera alors Prosthuman sensiblement différent par rapport à ses prédécesseurs. Bien moins axé sur des sonorités années 1980 en ce qui concerne les synthés que Emotional Detox, ce nouvel album explore un pan beaucoup plus kraftwerkien de la créativité du groupe (dans la façon, par exemple, dont un morceau comme « El Ley » décale légèrement la rythmique sur l’arpeggiator pour donner un rôle différent à la batterie).

Ce Prosthuman, c’est aussi un disque qui nous confronte à énormément d’émotions. La partie mélodique est non seulement plus prononcée, comme on le voit dans le très beau « Prosthuman/Apptime », mais elle est également plus appuyée dans la façon dont est utilisée la guitare, voir par exemple son utilisation très death-in-junesque dans « Freundschaft », ou même dans le morceau qui conclut le disque, « Harmonite ». Au milieu de tout cela, bien évidemment, on retrouve les habituels craquages du groupe, comme ce « Alar Alar » tout reggae-dub, et des titres qui rappellent leur tout premier album, comme le single « A2 ».

Au final, ce cadre du kraut, très remarquable, fonctionne comme un leurre pour nos petites oreilles et une joie pour nos petits cerveaux. Le côté langoureux de la répétition se délie au fil des écoutes dans la splendeur du variable. Active, énergique, la musique de Camera est celle d’un genre capable de recevoir énormément, dans la clarté d’une structure dont l’évidence fait un bien fou. À croire que plus c’est figé, plus c’est libérateur. Et que là où on a parfois tendance à dire que les bons groupes n’ont pas besoin d’étiquette, on se rend compte que c’est celle-là qui fait du bien à Camera. Alors on ne saurait pas dire si le kraut est une musique de « niche », mais en tout cas Camera nous donne la sévère impression de jouer une musique de « foyer », un lieu dont la beauté réside dans sa géographie esthétique, assez petite pour être saisie d’un coup d’œil, assez vaste pour pouvoir tout accueillir.

Le goût des autres :