Musica Per Commenti Sonori

Stefano Torossi & Sandro Brugnolini

Schema Records – 2017
par Nicolas F., le 18 octobre 2016
8

Avant de se pencher sur notre objet musical du jour, une évocation préalable du contexte dans lequel il naquît s’impose. Plus encore, l'humble mission que se fixe ce papier est d'apporter un éclairage sur le paradis du collectionneur de disques et réservoir inépuisable de sample, j’ai nommé la "Library Music" autrement dit, "l’illustration sonore" pour nous francophones. 

Plongeons donc directement au cœur des sixties où les "nouveaux" médias envahissent le quotidien de nos grands parents. La radio et la télévision font alors quasiment partie de la famille. Jeux, reportages, émissions, directs et documentaires télé ou radio-diffusés se doivent de répondre aux exigences d’un public toujours plus nombreux et versatile. Pour les habiller et leur offrir l’écrin qu’elles méritent les producteurs sont donc forcés d’illustrer musicalement toutes ces retransmissions. De là naît toute une nouvelle industrie musicale : Des firmes anglaises (KPM, Chappell, De Wolfe...), françaises (Montparnasse 2000, Tele Music...), italiennes (Cam, Omicron, Sound Work Shop...) et même allemandes (Sonoton...) se spécialisent dans ce nouveau genre, celui d’une musique le plus souvent instrumentale et enregistrée dans des environnements et styles très différents dans le but bien spécifique mais commun de l’exploiter commercialement pour la TV, la radio et même le cinéma low-budget. Le champ de l’illustration sonore est donc vaste, très vaste, tous les styles y passent : classique, world, pop, jazz, rock, variétés, funk... et même les balbutiements de l’électronique. L'ensemble des thèmes abordés dans les médias viennent ainsi trouver dans ce vivier leur retranscription musicale : du suspense, du drame, du rythme, de la joie, de l’exotisme, du mystique, du moderne, du vieux, du kitsch, de l’expérimental... Bref, la musique doit coller à ce qui défile dans les tubes cathodiques et émetteurs Grandes Ondes. 

Pour ce faire, de très nombreux musiciens parfois reconnus (Vladimir Cosma, Georges Delerue, Ennio Morricone, Bruno Nicolai, Riz Ortolani...) mais plus majoritairement obscurs « petits rats » de studio sont invités à réaliser ces bandes sonores originales sous la seule contrainte de respecter un thème ou une ambiance. D’où l’occasion rêvée pour eux de laisser libre court à leur inspiration et leurs envies d’expérimentation d'autant que tout ce beau monde signe souvent ces compositions d'un pseudonyme comme pour signifier que l'exercice relève le plus souvent du récréatif. Nombre de ces musiciens de studio sont depuis devenus cultes à l’image d’Alan Hawkshaw, François de Roubaix, Janko Nilovic, Piero Umiliani ou  Alessandro Alessandroni. Et pour cause, depuis une bonne quinzaine d’années, un véritable engouement pour la Library est né chez les inconditionnels de groove, de breaks et de samples rares. Le constat est encore plus flagrant chez les collectionneurs et accros aux vinyles. Il faut dire que peu importe le label ou l’époque, toutes les pochettes de ces disques étaient pour le moins énigmatiques, quasiment jamais de photo, tout juste le nom du compositeur (souvent un illustre inconnu) accompagné d’une illustration (graphique cette fois) censée -ou pas- donner une idée du contenu et enfin quelques indices dans le titre de l’œuvre (Un homme dans l’univers, Fantasmagories, Rêve Abyssal, Psyc’ Impressions ou Palpitations pour ne citer que quelques exemples du label Montparnasse 2000). Bref, de quoi entretenir le mystère et la curiosité des diggers les plus acharnés. 

Voilà pour l’éclairage long mais nécessaire du contexte dans lequel a éclos ce Musica per Commenti Sonori des trublions Stefano Torossi et Sandro Brugnolini dont les noms ne vous diront sans doute rien à moins de faire partie de la catégorie des acharnés sus-cités dont l'auteur de ces lignes fait évidemment partie. 

Entamée en 1968 par le label italien Costanza la série Musica per Commenti Sonori convoque, un an plus tard, ces deux musiciens de formation jazz mais dont les influences pop et rock transpirent dans chacune des douze pistes de ce 33 tours exclusivement instrumental. La première face est l’œuvre de Stefano Torossi et d’entrée, le ton est donné avec Sweet Beat, véritable bombe funk ultra rythmée avec un break de batterie imparable couplé à une basse léchée et entêtante. Quelques breaks plus tard, c’est Repetition qui vient enfoncer le clou à coup de guitare fuzz et donne à l’ensemble une veine psychédélique très en vogue à l’époque avant que Makkaresh ne vienne teinter d’Orient le combo basse/batterie toujours aussi efficace de Torossi. Ce premier acte touche à sa fin avec l’excellent Fast Train dont le titre dit à peu près tout. La deuxième face confiée à Sandro Brugnolini s’ouvre sur une petite ballade funky aux relents de blues, se poursuit avec une plage beaucoup plus expérimentale marquée par un délire de saturation avant d’ouvrir la voie à Wawa (attention indice !) et ses guitares... wawa. On y retrouve toujours ces breaks maîtrisés et cette atmosphère emblématique de la période Beat de la fin des années 60. C’est alors que Brugnolini sort l’artillerie lourde avec coup sur coup Polyphony, imparable hymne Psycho-Beat et Grace, mystérieuse envolée pop très cinématique dont l’orgue est le fil conducteur. Sans doute les deux meilleurs morceaux de cette face. La fibre latine de Flyer vient clore l’ensemble dont on retiendra un seul maître mot, le Groove. 

Contrairement à de nombreux disques de Library dont le principal défaut est de ne pas tenir la longueur d’un album (ceux qui savent voient de quoi je parle), ce Musica per Commenti Sonori est une réussite du premier coup de grosse caisse au dernier et se laisse apprécier tout au long de ces douze tracks. On ne peut donc qu'applaudir des deux mains l'initiative du label italien Schema Records de l’avoir enfin ressorti du placard après 47 ans à pioncer au paradis des trésors méconnus. Nos portefeuilles aussi peuvent être reconnaissants car entre temps, le disque original très très rare a atteint des prix vertigineux sur la toile. Les deux transalpins confirmeront d’ailleurs leur talent en 1974 avec leur autre chef-d’œuvre Feelings qui a également été réédité dernièrement par ce même label et qui achève de les placer très haut au Panthéon de l'illustration sonore.