L'Affranchi

Koba LaD

Def Jam France – 2019
par Émile, le 8 mai 2019
7

Il paraît que le rap conscient a disparu. Que les jeunes des quartiers populaires ne réfléchissent plus et sont happés hors de la politique et du militantisme par les vapeurs de shit et l’odeur des billets brûlés. On parie ? Pour vous prouver que ce discours est une immense connerie, on appelle Monsieur LaD à la barre.

On s’en était fait toute une affaire, du premier Koba LaD. Révolution dans le rap français, finesse des instrus et côté bien cru des textes, le gamin était déjà le nouveau Booba – et le Duc lui-même se filmait sur Insta avec la musique du voisin du 91 à fond dans le poste. Et puis, comme tout emballement sur le premier album d’un type de 18 piges, on a un peu mâché notre truc et finalement, « c’était pas si bien en vrai ».

L’Affranchi, c’est donc l’occasion rêvée de réévaluer un peu où en est cette jeune étoile du rap français. Et comme on s’en doutait, il est un peu rentré dans le rang : un deuxième album en deux ans, sans le matraquage médiatique qu’on avait subi après son premier disque, des featurings avec les artistes phares de la nouvelle génération - Niska, Maes et Ninho, qui, entre nous, se font exploser par le talent du jeunot - un format plus pop sur les morceaux, et surtout une performance vocale et une ambiance générale qui en font moins pour nous surprendre. Et tant mieux, puisque le brouillard de la nouveauté se dissipant, on peut scruter avec plus de recul ce qui se passe vraiment dans la musique de Monsieur LaD.

Parce qu'il s’en passe, des trucs. Le reproche qu’on fera à la première écoute est évidemment celui de la répétitivité des textes. C’est vrai, 100 % d’entre eux portent sur le détail de barrettes. Mais loin de rendre le disque inintéressant, il le rend dûment authentique. Koba LaD a 19 ans, et il a passé une partie non négligeable de sa vie à traîner en bas de son bâtiment à dealer du shit. Ce n’est pas un genre qu’il se donne, ou simplement la banalité qui vient à celui qui aurait l’angoisse de la page blanche : c’est l’ensemble des conditions pratiques dans lesquelles il a sculpté son identité, et c’est sur ce fond-là qu’il peint tout ce qui lui arrive. « Cellophané » et ces phrases-type de dealeurs qu’il chante, c’est un hommage à tous les gamins comme lui qui se sont très tôt rentrés dans l’illégalité, et pas du tout un manque d’inspiration. Il faut s’imaginer l’effet qui agit sur les gens de ce milieu et de ces quartiers, jamais représentés à la télé, d’entendre un gars comme eux vendre des milliers de disques en utilisant les expressions qu’eux emploient au quotidien. Alors, qu’est-ce qui est plus pertinent, socialement et politiquement ? Des injonctions abstraites et moralisantes à la « Laisse pas traîner ton fils », ou une plongée crue et concrète dans la merde que les cités vivent au quotidien ? Koba LaD est l’ambassadeur d’une génération nourrie à la pauvreté et au mépris, et pour laquelle la vente de shit est devenu le fond de toute vie. Mais les autres sujets, la prise de recul et la conscience n’en disparaissent pas pour autant.

L’Affranchi est par exemple truffé de propos sur l’amitié et la déception amicale. Dans « Amitiés gâchées », on a le détail de la rencontre et de la relation entre Koba et un de ses potes dans des termes étonnamment émotifs : « Est-ce que tu te rappelles de notre première plaquette ? » Ces confiances brisées sont celles qui perturbent la vie d’un type pour qui le quotidien est majoritairement affaire du stress de l’illégalité. Les confiances qui se révèlent être « de l’argent sale » sont les miroirs de tout ce qui ne va pas dans leur monde.

Et même le deal est désormais pris avec beaucoup de recul : si tous les titres de morceaux semblent faire référence à une vision esthétique ou détachée du deal, c’est vraiment moins le cas quand on prête attention au détail des textes. « Qu’est-ce que c’est trop beau la vie d’artiste - […] et dire que j’étais à deux doigts de prendre des années de tire ». La nouvelle vie de Koba est prise comme une bénédiction : l’insistance sur l’argent est très explicitement celle d’une possibilité toute neuve de faire manger sa famille sans avoir à risquer sa peau tous les jours, et c’est très précisément qu’il a conscience de cette transformation de son quotidien. Désormais, les récits de détail et de course-poursuite sont baignés de la teinte du souvenir et appartiendront bientôt à la fiction.

Tout n’est pas rose pour autant : la musique se mue parfois étrangement dans le quotidien du trafiquant, et la peur de ce que sa nouvelle richesse va produire sur lui traverse tout le disque. Éloigné socialement et psychologiquement du bâtiment 7 - et on imagine qu’il a beaucoup moins le temps d’y traîner avec ses potes - le voilà qu’il se met à douter de la capacité de sa nouvelle vie à le rendre heureux, c’est toute l’ambiguïté de « Demain j’arrête ». Se promettant d’« arrêter de faire du sale », on doute parfois de savoir s’il est question de la drogue ou de la musique. La même nostalgie s’entend sur « Quand j’étais petit », où l’excitation immédiate du « J’ai 1000 euros pour acheter des vêtements » laisse rapidement place au souvenir ému de la simplicité des parties de foot ou des après-midi avec les potes.

Koba LaD a peut-être produit l’album le plus politique de ces derniers mois, et on serait bien méprisant de penser qu’il n’en a pas conscience. L’Affranchi, c’est littéralement l’histoire d’un type qui se sent enfin extirpé de l’esclavage social de la drogue, et prenant du recul sur ce mode de vie qui détruit des vies, des amitiés et des familles, se met quand même à songer : est-ce que ce sera mieux après ?