Full Upon Her Burning Lips

Earth

Sargent House – 2019
par Albin, le 28 mai 2019
8

Le génie de Earth n’a jamais suscité de consensus général et immédiat. Avec près de 30 années de carrière au compteur, le groupe emmené par Dylan Carlson, renforcé par la batteuse Adrienne Davies depuis 2005, a empilé des albums qui ont souvent déconcerté. En cause : un rock dépouillé, ralenti, réduit à sa plus simple expression, qui aboutit à de longues compositions sans réel début, ni fin, ni même climax. Inlassablement, chaque nouveau disque a participé à un exercice de dissection des codes du rock, creusant toujours plus profondément dans l’espoir d’en dégager l’essence primaire. Tout est recherché : le riff, l’accord, le son. Répétés à l’infini et soumis aux infimes variations du jeu de batterie, les accords de guitare de Dylan Carlson se chevauchent et mutent, créant un effet de transe, lente et saisissante. C’est ce qu’on a appelé le drone métal, qui ouvrira la porte dans laquelle se faufileront plus tard des Sunn O))), Boris ou Big Brave. Avec Earth, l’erreur classique consisterait à chercher un effet de manche familier auquel se raccrocher. Il n’y en a pas. C’est une musique qui se savoure en complète immersion, la mémoire purgée d’un demi-siècle de clichés rock’n’roll. Être à l’affût de ses repères dans un album de Earth, c’est comme chercher un trait de crayon dans un Bleu d’Yves Klein, ça ne sert à rien.

Full Upon Her Burning Lips, sorti la semaine dernière chez Sargent House, constitue le dernier témoignage en date d’une démarche presque académique : la recherche d’un rock primitif pur. Le résultat est une telle réussite qu’on se demande s’il ne constitue pas l’aboutissement final d’un travail de laboratoire de longue haleine. Depuis 2005 déjà, et le formidable Hex; Or Printing in the Infernal Method, Earth avait délaissé les saturations de mammouth, les pédales fuzz qui vomissent leurs tripes et les murs d’amplis qui fracassent le crâne. Inspiré par les techniques des grands guitaristes country, Carlson a remplacé la distorsion par la compression, pour donner une saveur inédite à ses riffs : un son plus clair, des accords qui résonnent très très longtemps, pour encore mieux décortiquer l’ensemble des notes et des harmoniques qui les composent. Étalées de la sorte, les compositions de Earth respirent et profitent de l’espace nécessaire pour laisser dérouler toutes les petites variations qui viennent enrichir chaque morceau. C’est cette précision chirurgicale qui traverse Full Upon Her Burning Lips de part en part : un parcours guidé ambitieux, une carrière résumée en 10 morceaux ultimes, célébrant la répétition ("Datura’s Crimson Veils"), les silences ("The Colour of Poison"), la superposition des harmonies ("Cats on the Briar") ou la réverbération naturelle ("Descending Belladonna").

Survient alors la révélation : écoutée à plein volume, la musique de Earth n’aurait-elle pas atteint cette forme originelle, cette ligne de départ commune où se retrouvent dans une seule et même vibration heavy métal, country, blues et dub, avant de dévier vers leurs trajectoires respectives à coups de clichés éculés ? À ce titre, Earth vient certainement de réussir son meilleur album, le plus complet, le plus abouti et peut-être même le plus accessible. Le disque ferait presque figure de pierre angulaire. Il convie de multiples influences a priori contradictoires, les désape, et prouve que la musique, c’est finalement comme la visite médicale : à poil, nous sommes tous pareils.