Daddy’s Home

St. Vincent

Loma Vista Recordings – 2021
par Gwen, le 20 mai 2021
8

La dernière fois que nous nous sommes heurtés à la force de frappe de St. Vincent, c’était en octobre 2017, lors de sa tournée Fear The Future soutenant l’album Masseduction. Équipé d’un instrument sur mesure, isolé sur ses fonds monochromes, le personnage proposé par Annie Clark se rapprochait de plus en plus d’un miracle de la robotique. Avec sa garde-robe parfaite, ses mélodies parfaites, son visage à la parfaite symétrie. Gainée dans ses cuissardes, il fallait lui accorder une maîtrise hors du commun pour dominer ainsi sa performance avec une telle économie de mouvement.

Mais malgré la prouesse, peut-être nous manquait-il les quelques degrés de chaleur qui la ramènerait dans le monde des vivants. D’ailleurs, ce manque de spontanéité, de débordement, de sueur dans le creux du décolleté, il semblerait qu’Annie l’ait également ressenti. Et quoi de plus avisé pour faire remonter le mercure que d’aller puiser son inspiration au cœur des seventies, l’une des décennies les plus détendues du slip de l’Histoire (disons, juste après la Grèce Antique).

Si le titre de l’album, Daddy’s Home, s’entend avant tout au sens littéral - en référence à la libération de son père qui, suite à une malversation de plusieurs millions de dollars, a écopé d’une peine de douze ans de prison —, ce n’est que le point de départ d’une introspection chaotique narrée par un nouvel alter ego en perruque blonde. On y verra aussi une allusion à l’époque où la petite Annie se met à déterrer des trésors dans la collection de vinyles du daron. Sous ses oreilles ébahies, se déplie alors une bonne partie des années 70, nourrissant petit à petit son amour pour les solos de guitare qui suintent. Fast forward en 2021 et la voilà prête à se réapproprier cet héritage avec un culot dont peu seraient capables de faire preuve.

Car du culot, il en faut un sacré paquet pour s’installer d’entrée de jeu dans le fauteuil de Bowie sans craindre le lever de boucliers ("Pay Your Way In Pain") ou plonger la main dans le pot de Pink Floyd à la vue de tout le monde ("Live In The Dream" qui résonne comme une petite cousine de "Brain Damage"). Qu’elle emprunte la soul de Stevie Wonder, le groove de Sly Stone ("Down") ou la guitare de Harry Nilsson le temps d’une ballade magique ("Somedy Like Me"), Clark traverse le canyon en funambule, avec la menace constante de basculer à gauche, dans la parodie, à droite, dans le plagiat. Heureusement pour elle, elle atteint l’autre côté du cratère les jambes vacillantes mais la tête haute. 

De toute évidence, Clark se fout de froisser les gardiens du temple et vit à fond son fantasme new-yorkais, peuplé de créatures tout aussi paumées que fascinantes. Trench confortable et pantalons larges, la énième version de St. Vincent prend ses aises et assume ses citations sans prendre la peine de se justifier. La bande originale a beau être familière, on y discerne toujours son empreinte, ce léger décalage qui nous débarque ailleurs. Et puis, les mots restent les siens. Cette manière bien à elle de nous rappeler dans son intimité lorsqu’elle évoque l’abandon, la liberté inconditionnelle ou la maternité qui n’a pas eu lieu, vécue parfois comme un regret, le plus souvent comme un soulagement. Elle se sent d’ailleurs suffisamment en confiance que pour autoriser ses fabuleuses choristes, Lynne Fiddmont et Kenya Hathaway, à occuper le devant de la scène avec elle. Tout aussi appréciable, la production de Jack Antonoff (déjà à la barre de Masseduction) s’adapte à ses besoins et ne cherche pas à créer le tube à tout prix.

Au final, s’agit-il du strict génie d’Annie ou se repose-t-elle simplement sur celui de tous ces artistes qui l’ont précédée ? Ou le génie d’Annie ne se loge-t-il pas dans son habilité à coller sa signature sur des sons qui ne protègent plus leurs secrets depuis longtemps ? La réponse n’a pas tellement d’importance. Daddy’s Home nous permet de découvrir l’une des nombreuses personnalités de St. Vincent qu’on ne connaissait pas encore. Et celle-ci nous donne davantage envie de s’en faire une copine avec qui on ira fumer des joints bien serrés tout en vidant des bouteilles suspectes.

Le goût des autres :