Bonjour Salope

Jorrdee

Indépendant – 2016
par Aurélien, le 18 avril 2016
8

En ouvrant la porte à des personnalités à la voix de corbeau et au flow codéiné, le rap a sans le vouloir créé un monstre à mille têtes: tout le monde a cru avoir sa place sur cette gigantesque plaine de jeu, finalement débarrassée de tous ses complexes de street crédibilité. Une vision confortée par cette génération de jeunes artistes nés avec un Macbook Pro dans une main et une version crackée d'Ableton dans l'autre, et qui veut par dessus tout donner libre cours à ses fantaisies. 

Le rap français n'a évidemment pas été épargné par ce phénomène. D'ailleurs, on pense même que cette effervescence lui fait beaucoup de bien: le rookie standard se fout de l'image qu'il reflète, et d'où il se situe par rapport à la concurrence. Il est davantage obsédé par l'idée de mettre (enfin) la musique au premier plan, et de produire de la matière pour les beaux yeux d'un art plus en roue libre que jamais. Difficile alors de démêler la vraie promesse d'avenir du one hit wonder, tant la création que véhicule le rap français est bousillée par sa recherche d'inédit. Si bien qu'aujourd'hui, elle répond à ses propres codes et s'étale via Internet sur des supports de moins en moins lisibles – voire carrément volatiles, dans le cas qui nous intéresse ici.

Car parler de Jorrdee sur plusieurs paragraphes, ça implique d'aborder l'instabilité du personnage vis-à-vis de sa musique. Alors qu'on se décide enfin à parler de Bonjour Salope, son premier vrai album, celui-ci a été retiré de Bandcamp quinze jours après sa mise en ligne – comme une grande majorité de ses précédents projets. Soit t'as été sur le coup, soit tu l'attrapes la fois suivante - ou tu farfouilles sur Soundcloud. Un procédé pénible qui renvoie au labyrinthe complexe de profils que le Based God s'amusait à tisser sur le MySpace de l'époque. Et qui continue de faire ses preuves: à mesure que les projets sortent, l'auditoire de Jorrdee s’étoffe. Et le bonhomme continue de faire parler de lui, même avec des albums pratiquement introuvables.

En tout cas, le Lyonnais fait partie de de cette génération d'autodidactes décomplexés qui rappent, chantent, et restent seuls maîtres à bord. Ici, le flow est nasillard, vaporeux comme une taffe de haze, et les productions brumeuses sont autant d'occasions de balader sa poésie martienne nonchalante. Destiné à "être dans le flou", flirtant régulièrement avec la gêne et la vulgarité, Jorrdee impose un personnage qui ne laisse pas de place au compromis: soit tu détestes l'aimer, soit tu aimes le détester. Et sur ce premier album en forme de ballade à contresens sur l'Interstate 215, il se montre tantôt maladroit, tantôt professionnel. Son cerveau malade continue de dégueuler des tubes qui ne ressemblent qu'à lui ; et en dépit de son aspect repoussant, Bonjour Salope laisse un goût de reviens-y aussi dérangeant qu'excitant, tant il ne ressemble à rien d'autre de connu.

En dix titres, on a le sentiment de n'avoir jamais entendu un projet de Jorrdee aussi abouti. S'il manque clairement à Bonjour Salope un vrai souffle narratif, c'est son inhabituelle concision qui fait mouche: c'est même grâce à elle qu'une saine cohérence s'installe au milieu de ce bordel vide de limites et d'humanité. Difficile d'accès, Bonjour Salope demeure toutefois un produit suffisamment incontournable pour offrir à Jorrdee la place d'extraterrestre qui lui revient de droit. Et puis ce disque prouve qu'il a complètement sa place au sein de cette génération d'artistes amateurs, bousillés par internet et sa culture de l'omniprésence. Allez savoir: peut-être qu'en définitive, c'est lui, la seule véritable norme du rap français en 2016 ?

Le goût des autres :
7 Antoine