A Moon Shaped Pool

Radiohead

XL Recordings – 2016
par Hugo, le 11 mai 2016
9

Que pouvons-nous bien attendre d’un nouvel album de Radiohead en 2016 ? Cinq ans après sa sortie, The King of Limbs semble avoir fait jurisprudence, le train de la monotonie de ses productions polyrythmiques roulant sur les rails de l’indifférence de beaucoup d’entre nous. L’omerta est donc levée et aujourd’hui c'est sans craindre une intifada en retour de la part des apôtres du musicalement correct qu'on peut dire que Radiohead, c’est quand même parfois un peu chiant.

Malgré tout, avec leur communication éclair et silencieuse de ces dix derniers jours, c’est bien l’internet que les Anglais ont complètement pété. Vu leur statut d'icône culturelle auprès d'une génération de mélomanes en manque de figures tutélaires, l'excitation autour de l'arrivée imminente de leur neuvième album a craqué pléthore de slips. À croire que le quintette d'Oxford allait révolutionner la musique et donner simultanément un nouveau sens à ta vie, tout en y faisant disparaître les présences intempestives de DAESH, Gilles Verdez et de ces trois semaines de vaisselle sale au fond de ton évier. Le spectacle oppressant de débilité de certains fans, qui à ce titre n’ont rien à envier à l‘hystérie des pires Beliebers, n'en demeurait pas moins gênant. Dans ce contexte, nul doute donc que beaucoup auraient feint l’enthousiasme en découvrant sur cet album Thom Yorke chanter en rotant l’hymne du prochain Euro.

À la rédaction de Goûte mes disques, en revanche, la prudence était plutôt de mise. Et ce n’est pas plus mal comme ça. Considérer les sommets magistraux du groupe, qu’il s’agisse d’Ok Computer ou du diptyque Kid A/Amnesiac, comme une période révolue a eu pour vertu de nous délester d'espérances déplacées. Et puis après tout, quiconque attend quelque chose de l’art ne mérite-t-il pas d’être déçu ? 

Bien que conscient que chroniquer à chaud un album de Radiohead est à peu près aussi casse-gueule que de parler à jeun du dernier Renaud, il n’est pas prématuré de dire qu’A Moon Shaped Pool fera date. D'un côté, ce nouvel album s’ouvre et se feuillette comme un lexique de ce que Radiohead sait faire de mieux. D'autant plus que parmi les onze pistes qui le composent, sept étaient plus ou moins connues via des versions live et des démos. La palme du titre sorti du grenier revient sans conteste à "True Love Waits", fragile relique qui vient clore délicatement le disque plus de vingt ans après sa première apparition sur scène. Ordonné alphabétiquement, la tracklist pourrait donc nous faire croire que cet album se veut une simple synthèse du style et de la grammaire du groupe offerte à son public.

D'un autre côté, il serait extrêmement réducteur de considérer ce neuvième LP comme du simple fan service. Les premières écoutes révèlent une œuvre riche et dense, inspirée et porteuse de ces moments d'émoi mélodique propres à la formation. On en ressort avec un sentiment d’euphorie confus et exalté, qui nous indique que seule une lecture intensive de l'album permettra à nos oreilles de dompter sa production foisonnante, truffée d’easter eggs à la manière du Yellow House de Grizzly Bear.

Pour ce faire, A Moon Shaped Pool peut compter sur des titres au magnétisme fort qui invitent à la réécoute, à commencer par « Burn the Witch », son morceau d’ouverture. Bien que ce brûlot sur la crise des réfugiés divise, il symbolise le virage pris par le groupe via la mainmise de Jonny Greenwood sur les arrangements. Fort de ses nombreuses collaborations avec Paul Thomas Anderson, le guitariste et compositeur de musique classique dirige ici le London Contemporary Orchestra sur des partitions subtiles, qui feraient passer celles de Coldplay pour un hommage primitif à Misou-Mizou. Dans cet esprit, A Moon Shaped Pool jouit d’une incroyable liberté, le groupe s’étant affranchi de certains tics plombants, à commencer par les geignements de Thom Yorke, parfois par le passé proche de l’auto-caricature. On se surprend ici à découvrir un chant plus minimaliste, s’ouvrant même sur des chœurs féminins spectraux d'une grâce folle, notamment sur la monumentale première partie de "Decks Dark".

Les ballades "Desert Island Disk" et "The Numbers" réussissent là où la seconde partie de The King of Limbs tombait dans le soporifique. Sur "The Present Tense", autre climax de l'album, c'est teintée de bossa nova que la mélodie s'élève à des hauteurs transcendantales. La palette exprimée ici présente un profil flatteur des différents visages des Anglais, entre urgence psychédélique ("Ful Stop") et bizarrerie pop ("Identikit"). Producteur historique et sixième membre du groupe, Nigel Godrich se voit attribuer ici l'inattendu premier rôle d'une œuvre universellement personnelle, dont la spatialisation du son révèle un hors-champ vaste, aux acteurs et aux distances infinis.

Il y a neuf ans, Radiohead sortait In Rainbows et surprenait ses fans avec un outing lumineux, laissant au placard ses complaintes névrotiques et paranoïaques pour se draper d'accents plus nonchalants et apaisés. L'histoire retiendra que c'est avec A Moon Shaped Pool que le groupe est parvenu à atteindre la maturité que le registre de cette seconde vie peinait à lui offrir, ajoutant au panthéon musical populaire de ce début de siècle une de ses plus belles contributions.

Le goût des autres :
9 Amaury 8 Jeff 8 Amaury L 8 Antoine 9 Yann