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Molécule

Mille Feuilles – 2018
par Émile, le 20 février 2018
8

« La neige emplit le noir sillon / La lumière est diminuée... »

Victor Hugo voyait dans l'hiver l'image d'une haine ensevelie dans cette incapacité à respirer, cette rigueur déshumanisante d'un paysage déformée par la plus pure des couleurs. Le froid, c'est cette expérience qui fascine par son caractère à la fois conservateur et destructeur. Et si elle est sensation mentale et émotionnelle comme chez Hugo, ou visuelle comme dans les paysages d'hiver des peintres flamands, elle est aussi sonore: le craquement de la glace, la stridence du vent, les échos des invisibles animaux forment eux aussi un remarquable paysage sonore qui ne demande qu'à être investi par la musique.

Et pour Molécule, c'est la musique électronique qui doit aujourd'hui partir à la conquête de cet empire, comme le font les aventuriers prenant encore la direction des pôles. Et en parlant ici d'aventure, ce n'est pas dans un sens métaphorique, mais bien au sens propre. Parti l'an passé en direction du Pôle Nord sur un chalutier, le musicien breton a fait le plein d'expériences saisissantes: le froid évidemment, mais aussi la difficulté de la progression peu importe le transport, les journées interminables et les nuits infinies dans un univers à part. Et puis il est revenu avec un album qui tire son nom de la température ressentie là-haut. Et comme une traduction retranscrivant des pensées étrangères, ces expériences hors du commun ont été gravées dans dix morceaux oscillant entre techno, acid et ambient.

L'impression de réalité y est saisissante, car le propre du travail de Molécule depuis 60°43' Nord, c'est de se nourrir doublement de l'aventure. Si l'inspiration mentale dans les mélodies et la structure rendent aussi bien le vécu de l'artiste, c'est parce que les sons utilisés ont été directement enregistrés aux moments des multiples chocs esthétiques. Des bruits de chiens de traîneau ou de bêtes sauvages, de mouvements aquatiques ou éoliens, mais aussi des (rares) voix humaines sont disposés tout au long de l'album, sous la forme de fonds sonores, de samples traditionnels ou encore de glitchs.

Grâce à cette vraie particularité consistant à intégrer du vécu dans la composition, l'ensemble possède une certaine fidélité qui fait de la musique électronique un véritable document, qui se danse en live aussi bien qu'il s'écoute comme un récit d'aventure. Le voyage polaire y est perçu tantôt dans des bouffées de satisfaction esthétique, tantôt dans des angoisses moins existentielles que simplement vitales, à l'image du très explicite « Violence ». Deux pôles se dessinent alors : l'ambiant et le percussif, ce qui se repose et ce qui cherche à forcer au repos, ce qui se languit dans la platitude et ce qui meurt dans la glace ; plus concrètement, le descriptif du paysage dans « Inlandsis » et le narratif de l'aventure dans « Qivitoq ».

Et c'est pour cette raison que le nouvel album de Molécule n'est pas construit comme un album de musique électro-acoustique, qui travaillerait abstraitement des samples, mais bel et bien comme un album de musique électronique qui reprend des codes traditionnels pour communiquer une expérience extraordinaire. La boîte à rythme fait figure d'une 909 adoucie, et si les effets sont particulièrement éclairants, les sons des synthétiseurs sont ceux d'une acid techno classique. Volontairement, ces sons connus sont le langage dans lequel cette aventure nous est traduite, et se laisser aller à la musique expérimentale, cela aurait voulu dire priver d'innombrables auditeurs du voyage. Le projet de Molécule est un projet de démocratisation de l'extraordinaire, de partage de l'aventure pour ceux qui ne peuvent y aller, et de désaccoutumance permanente du quotidien. Chacun retrouvera alors, dans cette expérience extrême d'un froid pur, une beauté à naître dans le moindre de nos hivers.